Mieux vaut avoir goûté à « La Recherche » avant de se plonger dans l’ouvrage de Paul Mommaers « Marcel Proust, esthétique et mystique » qui nous livre une étude savante et approfondie, mais parfois un peu hermétique, de l’inspiration et de la méthodologie proustienne. D’où vient la lumière créatrice propose l’auteur de l’ouvrage et n’est-ce pas l’accès à la réalité intérieure qui permet de découvrir la réalité de la nature qui est en nous et de nous éprouver dans la durée ? C’est, par ailleurs, l’art d’analyser qui permet à l’artiste de faire d’une simple expérience une réalité mystérieuse. En effet, chez Proust, le monde intérieur et le monde extérieur s’imbriquent mais n’existent que par la grâce d’une expérience à deux composantes. Pour la première, il s’agit du rôle de la mémoire involontaire dont les manifestations servent à la construction du récit ; pour la seconde, de la « félicité » incomparable qui envahit le narrateur lorsque resurgissent en lui les moments perdus. Dans cette révélation de son moi profond – souligne-t-il – « il lui est donné de ne plus s’éprouver comme un être médiocre, contingent, mortel. » Paul Mommers s’emploie ainsi à approfondir la nature de cette expérience quasi sacrée qui ouvre sur une réalité autre et sans lien avec une simple perception, mais se fonde sur une réalité incomparable, débordant largement la seule esthétique pour aboutir à la propre création de beauté du narrateur. La genèse de l’oeuvre fait alterner la narration proprement dite et l’explication de la gestation d’une vocation d’écrivain qui s’actualise comme par miracle et s’éprouve comme un moi amplifié grâce aux phénomènes de la mémoire involontaire. Celle-ci voile non une sensation d’autrefois mais une vérité nouvelle.
Au chapitre IV de son livre, Paul Mommaers s’interroge à propos des caractéristiques de l’expérience mystique qui adhérent au coeur de l’expérience habituelle et déterminent différemment le destin du narrateur. Certes, il y a des ressemblances indéniables mais il suffit d’en considérer quelques-unes pour s’apercevoir qu’il ne s’agit pas d’extase mais d’attention, d’une attention intense et spécifique provoquée par le souvenir involontaire. Néanmoins, souligne Mommaers, nous pouvons dire qu’il y a entre l’expérience mystique et l’expérience du narrateur une ressemblance frappante, peut-être même une parenté. En quelque sorte, pour Marcel Proust, le monde qui nous entoure ne prend sa vraie valeur et sa vraie authenticité que lorsque nous le recréons, lorsque nous faisons de la réalité, une réalité autre.
« La véritable réalité n’étant dégagée que par l’esprit … nous ne connaissons vraiment que ce que nous sommes obligés de recréer par la pensée, ce que nous cache la vie de tous les jours. » Sodome et Gomorrhe
Reste à définir le caractère propre de l’art, celui du musicien, du peintre et de l’écrivain, afin de faire entrer l’Expérience dans la vie et de lui donner un aspect sensible et intelligible. L’incompatibilité qui apparait dans le monde avec ce qui se manifeste dans l’Expérience est telle que le narrateur a « cru irréalisable » l’idée de faire en sorte que, dans un art qui s’y conforme, l’Expérience puisse prendre forme. Ainsi Proust tente-t-il de fixer ce qui « ne dure pas » et d’attribuer un caractère permanent à ce qui ne se présente que par intervalles, incorporant ainsi quelque chose de perpétuel dans ce monde qui s’écoule et fuit. Si bien que « la vraie vie, c’est la littérature. » En effet, si Marcel Proust s’est attaché à réaliser littérairement l’Expérience, c’est afin de changer sa fugacité en un trésor durable, et s’il s’exerce à rendre la complexité des impressions immédiates, c’est encore parce qu’il espère leur conférer une existence permanente. « On ne connait les autres qu’en soi. » - précise-t-il dans " Albertine disparue".
Que l’Expérience soit ainsi reconnue comme « la matière première » de La Recherche n’implique pas que soient réduits à des à-côtés les autres éléments que le narrateur considère comme « la matière de son livre ». En effet, deux thèmes sont étroitement liés à celui de l’Expérience, soit « la sensation du temps » auquel s’ajoute la question du « moi individuel » et permanent. Si bien que le lecteur ne peut que rester pensif quand, sous la plume de Marcel Proust, apparaissent les paroles évangéliques « car si le grain de froment ne meurt après qu’on l’a semé, il restera seul, mais s’il meurt, il portera beaucoup de fruits » - conclut Paul Mommaers qui nous livre là une étude qui décrypte l’essentiel et nous fait entrer plus profondément encore dans l’imagerie féconde de la réalité intérieure proustienne.
Armelle BARGUILLET HAUTELOIRE
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