Chaque printemps me ramenait au hameau du Rondonneau comme les oiseaux migrateurs qui, après s’être éloignés deux saisons pour hiverner, reviennent en leur lieu favori. Ainsi retrouvais-je mes terres pastorales après avoir passé six mois consécutifs à Paris. Ce jour, je l’attendais depuis longtemps, je dirais même depuis notre dernier départ, lorsque mes parents refermaient le portail, ainsi que celui d’un sanctuaire. Je n’ai guère aimé demeurer à Paris où je me sentais étrangère – me contentant d’admirer cette capitale tellement belle au temps de ma jeunesse – tant l’éloignement opérait une véritable rupture. Revenir était le souhait qui ne cessait de me hanter, s’accompagnant dans mon esprit d’un trouble confus, il me paraissait que non seulement l’occasion m’était rendue de revenir à la campagne mais, plus exactement, de retourner à moi-même.
C’était un trajet linéaire d’une parfaite rectitude. Je connaissais chaque détail du parcours, chaque détour de la route, la façade de chacune des maisons des villes traversées, mais il arrivait que, parfois, une ombre portée, un jeu de lumière donnent à ces vues successives une tonalité singulière. A l’approche du Rondonneau, mes sens étaient en éveil. Mon regard ne pouvait plus se détacher de la ligne où l’horizon tenait mon désir captif, où les senteurs panachées affleuraient comme une invitation irrépressible. Une fois arrivés, ma mère descendait de la voiture pour agiter la cloche, tandis que, saisie d’émotion et un peu tremblante, je demeurais à l’écart, attendant le rituel qui, d’ici quelques minutes, commencerait par l’ouverture du portail auquel Renée procéderait en accompagnant ses gestes de ses immanquables paroles d’affection. J’entrais alors dans un domaine qui semblait m’appartenir depuis la nuit des temps, me conférant une ancienneté qui n’avait rien en commun avec mon âge. La voiture faisait crisser le gravier et déjà j’étais devant la pelouse, je courais dans les allées, je revenais à mes arbres, j’entrais par chacun de mes pores dans le royaume de mon enfance où tout était immuable, où ce qui change ne changeait que dans l’ordre de l’improvisation. Ensuite, je remontais vers la maison dont Renée avait fleuri les pièces afin que nous nous sachions attendus. Après les odeurs mêlées de la végétation, quand j’ouvrais la porte de la cuisine, par laquelle j’entrais de préférence, c’est celle de la tarte à l’envers qui m’accueillait. Ainsi avait-il suffi de quelques senteurs, de l’apparition de mes bois pour que je m’arrache à la somnolence qui me tenait en marge de la vie depuis le début de l’automne. Il est intéressant de surprendre dans nos gestes et nos actes des prolongations, des résonances qui vont en s’amplifiant jusqu’à convier – au seuil de leur réalité – une suite ininterrompue d’arrière-plans.
Pourquoi m’apparaissait-il que régnait ici un ordre différent ? Je n’aurais su le dire et, aujourd’hui encore, lorsque je me penche sur ces heures de mon passé, ce qui se détache avec le plus de relief, c’est la fraîcheur du cliché, la profondeur du lieu dans lequel se tient, immuable, la petite fille d’autrefois. N’est-elle pas la clé de mille tours fantomatiques, le guide innocent et fatal de mille chemins, ne semble-t-elle pas être le carrefour de plusieurs routes qu’il ne m’est plus possible, d’où que je vienne et où que j’aille, de ne pas revenir à elle. N’est-ce pas durant l’enfance que se tisse la trame sensible, se compose cette partition qui se joue en silence sans que nous y prêtions attention, parce que notre cœur, comme notre vie et le monde qui nous entoure, participe de cette double appartenance qui nous fait doublement ce que nous sommes. Il y a des heures qui sont une éternité et peut-être est-ce là la plus pure éternité à laquelle il nous sera permis de goûter. Elle nous atteint en ce point de notre enfance où l’équilibre entre le possible et l’impossible se réalise, si bien qu’une alchimie parfaite absorbe les choses et les tient miraculeusement unies.
A peine étions-nous installés que ma mère s’empressait de lancer ses invitations. Parmi les premiers conviés, il y avait les parents de Brigitte qui avaient le double mérite de bridger et d’être des amis de longue date. Nos grands-mères s’étaient connues chez les « Dames noires » un collège de Nantes, à l’époque où les petites filles portaient des bottines à boutons. Ainsi, à nos yeux, les choses étaient-elles simples : l’amitié de nos familles remontait si loin qu’il était dans la nature des choses que nous soyons de la même enfance. J’aimais ce moment des retrouvailles, les rires, les embrassades, cette soudaine connivence qui s’établit entre les êtres qui ne se sont pas vus durant de longs mois. Les paroles étaient toujours les mêmes mais nous les prononcions avec une familiarité supplémentaire. Mon père choisissait cette occasion pour proposer un tour de parc. C’était un des rituels auquel personne ne dérogeait. Il nous en faisait les honneurs avec un rien de vanité. Bien que peu campagnard, il fallait lui rendre cette justice : au fil des ans, il s’était pris d’amour pour les arbres. A cet égard, que de traités de botanique n’avait-il pas consultés pour apprendre à les associer dans une conception toute cérébrale qui était celle en mesure de lui causer le plus de plaisir. Ce qui faisait dire à Renée que monsieur connaissait la nature qui était dans les livres, pas celle qui donnait des ampoules aux mains. Poursuivant l’œuvre commencée par mes ancêtres maternels, il avait à cœur de faire en sorte que ce parc soit un véritable arboretum et, au passage, ne pouvait s’empêcher de se féliciter de la bonne santé de ses magnolias, de ses cerisiers du Japon, de ses tulipiers de Virginie, de son cèdre de l’Atlas dont l’ornementation se composait de longs rinceaux sylvestres. Il me semblait alors que j’existais pleinement parce que je me tenais à ma place, dans le temps béni de mon enfance, si léger et si irréversible. Jamais plus, je n’ai éprouvé à ce degré le sentiment métaphysique de l’existence. Quand j’y pense, ce n’est qu’une lueur, un reflet que je discerne, un instantané qui me rend intacte cette lumière d’autrefois, lumière essentielle qui nous ouvre grandes les perspectives de l’éternité. Elle passe outre le temps qui fractionne nos actions mais prolonge encore et toujours leur admirable répercussion dans nos pensées. Certes, nous sommes les visiteurs du temps, ce temps qui rapproche et éloigne mais, également, de l’outre-temps qui a des résonnances complices avec l’éternité.
Armelle BARGUILLET HAUTELOIRE
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