Depuis la mort de Georges Braque en septembre 1963 célébrée par Malraux comme rarement ce le fut avec un tel éclat pour un autre artiste, le peintre allait tomber dans une relative indifférence. Peu d’expositions, peu de publications lui donnaient la place qu’il méritait dans le panthéon de la peinture française. Il semblait que l’on eût oublié ce que Malraux proclamait de sa voix sépulcrale dans la cour Carrée du Louvre devant le cercueil de Braque : « Sans doute le caractère le plus pénétrant de son art est-il de joindre, à une liberté éclatante et proclamée, une domination des moyens de cette liberté, sans égale dans la peinture contemporaine. » Ou encore : « Enfin, ces tableaux exprimaient la France à l’égal de ceux de Corot, mais plus mystérieusement car Corot, lui, l’avait beaucoup représentée. Braque l’exprimait avec une force de symbole si grande qu’il est aussi légitimement chez lui au Louvre que l’ange de Reims dans sa cathédrale. »
Deux ans plus tôt, Braque avait orné d’un grand oiseau héraldique le plafond des salles étrusques du Louvre et, en 1961, pour la première fois, un peintre vivant avait été convié à rassembler son œuvre à proximité de ses maîtres, au cœur même du musée. Certes, les honneurs n’avaient pas manqué à Braque à la fin de son existence mais, depuis lors, un silence anormal, comparé aux trompettes de la renommée qui n’ont cessé de retentir pour Pablo Picasso, s’était-il abattu sur lui, à l'exception d'une remarquable rétrospective que lui consacrera le Grand Palais en 2014. L’ultime toile qu’il a laissée sur son chevalet se nomme «La sarcleuse» et représente, à la tombée de la nuit, cet objet, emblème du travail des hommes, soudain immobilisé sur une terre épaisse, obscurcie par un ciel lourd et ouvert, qui laisse pénétrer le mystère comme le souhaitait le peintre. Poésie muette, paysage où visiblement la mort est présente, lucide et calme.
C’est en tant que paysagiste que Braque avait débuté sa carrière, influencé par les artistes postimpressionnistes. Né au Havre en 1882, il s’était très vite trouvé un maître, Cézanne, et avait rejoint le groupe des fauves de Matisse à Derain. La lumière enthousiasmait sa jeunesse et les couleurs vives exaltaient le jeune homme de 23 ans qui, descendu dans le midi, s’apprêtait à peindre des paysages euphoriques et colorés, simplifiant les formes afin d’élargir un espace profond et structuré. L’horizon du paysage n’est pas l’horizon du peintre, l’espace délimité par la nature n’est pas celui délimité par le peintre. L’art de celui-ci n’est autre que de briser le miroir et de reconstituer le monde à sa façon et selon des critères qui lui sont personnels.
Mais sa rencontre avec Picasso va marquer un tournant décisif dans sa vie. Auprès de cet espagnol flamboyant, Braque va inventer le cubisme. Après le fauvisme, qui pétrit la matière et imprègne la glaise molle de la volonté « du pouce créateur », le cubisme disloque le réel et, depuis ses débris épars, le recompose selon des lois qui ne sont plus celles de la logique et de la rationalité mais une nouvelle harmonie qui propose un nouvel univers à l’univers trop arbitraire de la réalité. En effet, le poète, qui sommeillait en lui, n’avait rien à voir avec la raison pure, il était par conséquent nécessaire de lui chercher une équivalence dans les signes abstraits, instinctifs ou mieux intuitifs.
Si Braque a été, au départ, un gentil fauve, il va devenir un génial cubiste, l’ordonnateur d’un cubisme repensé selon les attentes et les rejets du XXe siècle. Ainsi ses toiles se hérissent-elles de fines arêtes et de lumière opaline ou cristalline liés à une composante rocailleuse que certains jugeront inutilement austère. Il est vrai que Braque n’est pas Picasso. Le havrais n’est pas un taureau fougueux, un artiste tapageur, fulgurant et médiatique. Alors que l’un surjoue son égo, l’autre se consacre à une œuvre plus secrète, plus équilibrée mais en métamorphose constante. On le compare volontiers à un artisan solitaire qui s’inscrit naturellement dans la tradition ancienne et élabore une œuvre de longue haleine où les ingrédients restent conformes au classicisme français : l’équilibre et l’harmonie en référence constante avec le modèle grec et latin. Son ami Apollinaire disait à propos de lui : « Braque atteint la beauté sans effort ». L’une de ses grandes découvertes sera les collages et l’intrusion des lettres dans la peinture. Il s’agit de faire signifier les formes et les choses autrement et en-dehors de leur usage et de leur aspect habituel.
Mais la guerre de 14 est déclarée et, officier de réserve, Braque part au front immédiatement. Il sera blessé le 11 mai 1915, abandonné sur le champ de bataille, trépané et entrera dans une longue convalescence qui l’éloignera des mois et des mois de son atelier et de son chevalet. Il ne reprendra ses brosses qu’en 1917 et signe alors « La grande musicienne » qui annonce un retour progressif à la couleur et se présente comme une œuvre majeure où l’angularité s’accentue et se durcit, ne laissant découvrir que peu d’indices figuratifs. L’exposition du Grand Palais, qui eut lieu 2014, a permis de cheminer dans l’univers du peintre qui n’a cessé d’évoluer, de s’approfondir. La virtuosité de Braque ne se contente pas de donner vie à l’inanimé dans ses très nombreuses natures mortes et de faire tanguer les tables, elle s’accompagne d’une fantaisie, d’une poésie de l’instant et de la chose regardée et toujours magnifiée que l’on surprend rarement, sinon plus tard chez un Odilon Redon. Faisant référence au monde de la musique, l’artiste joue des effets de transparence et de matière et superpose les plans tout en laissant deviner l’entre-deux. L’ajout de sable, les pâtes plus épaisses de la fin de sa vie procurent aux formes leur densité et une stylisation très particulière à l’époque. Puis, à la veille de la Seconde Guerre mondiale, Braque va explorer de nouveaux thèmes, souvent empreints d’inquiétude. C’est à ce moment qu’apparaissent les oiseaux et que le questionnement méthodique du peintre rejoint l’idée que des hommes de lettres comme Paulhan, Saint-John Perse, René Char se faisaient de la littérature. L’art n’est pas là pour suppléer au réel mais pour le réinventer, pour le délivrer de la pesanteur. Braque partageait avec eux ce crédo : ouvrir le monde au mystère plutôt qu’à l’utopie, ne pas céder au romantisme pleurnichard ou à l’émotion émolliente mais structurer les énergies, se rapprocher de ce qui élève et délivre, initier le poème dans l’image. Car exister, n’est-ce pas être là simplement – le mode de l’explication et de la raison n’est pas celui de l’existence – aussi est-ce le devoir de l’artiste, quel qu’il soit, de le composer selon ses vœux et de tenter non seulement de l’éprouver mais de le décrire, afin d’aboutir à ce que fut par excellence la vocation de Braque : placer l’intime dans l’universel.
Armelle BARGUILLET HAUTELOIRE
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