J’ai été très heureux de recevoir une réédition récente de ce magnifique texte de Sandor Màrai (1900-1989) qui emporte le lecteur au-delà des explications cartésiennes qui essaient de nous faire comprendre le pourquoi de l’ignoble conflit qui déchira le monde au milieu du XXe siècle. Les Editions Albin Michel ont eu une bien belle idée en rééditant ce grand classique de la littérature hongroise.
En Hongrie, en 1942, dans un ministère, un conseiller quadragénaire, qui vient de rédiger un texte en mesure de changer la vie de millions de personnes, voit arriver une belle femme, Aino Laine, qui se dit Finlandaise (comme Eino Laino le grand poète ?) en tous points identique à celle dont il était follement amoureux cinq années auparavant et qu’il a malheureusement enterrée après qu’elle se soit suicidée. Il se souvient de ces moments d’amour et de douleur et se remémore la rencontre avec le père de la jeune femme qui accusait un grand scientifique d’avoir provoqué la mort de sa fille. Qui est cette jeune femme sosie de son amoureuse décédée ? Une morte-vivante venue lui rappeler son passé ? Une Mata Hari qui cherche à infiltrer les organes dirigeants de son pays ? Une simple coïncidence fortuite « Se peut-il que d’autres exemplaires de moi se promènent à travers le temps et l’espace » ? Un étrange jeu de double s’instaure alors entre les deux membres de ce couple finno-ougrien, deux membres d’une tribu éclatée depuis des millénaires, dans le huis clos d’une nuit qui va décider de l’avenir d'un peuple. Tout semble double, les êtres paraissent être créés par paires, seuls d’infimes nuances peuvent les distinguer, des nuances fondamentales, déterminantes, essentielles.
Ce texte est aussi une interrogation sur l’identité, qui est qui dans ce sibyllin jeu de double, et un questionnement sur le bonheur : « Le bonheur n’existe pas, mon garçon. Au fond de l’existence, il y a l’ennui et la faiblesse », soit un discours sur la destinée qui dirige et relie les êtres au-delà de leur volonté, « car il y a des couples, …, qu’une vague unique entraîne réellement l’un vers l’autre dans le cosmos et contraint à se rencontrer, ils ne peuvent échapper l’un à l’autre, même en fuyant, au Nord, à l’Ouest, fût-ce aux Indes ou même dans la mort… », enfin une réflexion sur le fonctionnement de la société : tout peut se répéter à l’infini, recommencer éternellement comme si le nombre des scénarii possibles était limité.
Cette lecture m’a laissé une curieuse impression, au cœur de la guerre, Sandor Màrai n’écrit pas sur les actes de bravoure, les faits militaires, la haine, l’horreur, la bassesse, la traîtrise, l’héroïsme, … non, il écrit sur l’aspect merveilleux de la vie que nous ne savons pas voir et sur la puissance des relations qui rapproche les êtres et peut transcender les forces du mal. « La femme lui avait dit que l’on ne pouvait pas juger d’un simple point de vue humain tout ce qui se produit ». Peut-être souhaite-t--il nous conduire au-delà des analyses rationnelles dans un questionnement dont il ne connaît pas forcément la réponse afin de chercher des explications à un comportement qui fut tellement inhumain. Une formidable capacité à prendre beaucoup de recul pour échapper aux explications trop évidentes, trop usitées et à envisager autre chose, d’autres comportements, d’autres aspects de la nature humaine. Des questions fondamentales profondes, dérangeantes, dans un livre magnifique, écrit dans un style raffiné, élégant, rappelant les grands textes de la littérature d’Europe centrale. Il faut remercier l’éditeur de redonner à la littérature hongroise, écrasée sous la chape du communisme, la place fondamentale qui est la sienne et saluer la traductrice qui a si bien su restituer l’ambiance et la sensibilité de cet ouvrage si représentatif de la culture qui prévalait encore dans « la Mitteleuropa » durant la première moitié du XXe siècle, sublimant le romantisme et colorant d'un charme désuet et d'une grande profondeur ce texte de Màrai.
Denis BILLAMBOZ
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Sandor Marai, une oeuvre crépusculaire