La première fois que j’ai vu la petite danseuse de Degas, je me souviens de ma déception à la découvrir si raide, si peu gracieuse, si absente. Elle m’apparaissait seule, enfermée dans un monde qui n’était certes pas le mien, et je comprenais mal qu’un artiste comme Degas ait choisi d’incarner la danse de cette façon. Le livre de Camille Laurens, juste et sensible, nous propose une immersion dans le mystère de cette sculpture, sa lente élaboration et la démarche qui a conduit Degas à quitter ses pinceaux pour l’ébauchoir et le burin afin de fixer dans l’espace un instant de vie. Celui-ci ne traduit nullement la grâce du mouvement, ni une sensualité en mesure d’enflammer un public, mais exprime celui d’une Cendrillon sans marraine et sans cocher, d’une jeune « Nana » qui travaille dur à une époque où les enfants pauvres étaient traités comme des esclaves. Oui, cette petite danseuse de 14 ans est là pour rappeler les conditions difficiles d’un XIXe finissant, où nous sommes plus près de l’Assommoir d’Emile Zola ou des Misérables de Victor Hugo et où, sous l’œil de Degas, la danseuse cesse d’être une nymphe ou un papillon pour exprimer davantage sa condition sociale, car « l’art n’est pas ce que vous voyez mais ce que vous faites voir aux autres » - disait l’artiste, dénonçant ainsi l’hypocrisie de son temps. De la part d’un artiste bien né, tel que lui, la provocation n’en a que plus de poids. Aussi sa petite danseuse est-elle volontiers présentée comme « la première sculpture impressionniste » selon les critiques d’alors. Mais Degas n’impressionne-t-il pas d’une toute autre façon que ses amis peintres ? N’apparaît-il pas beaucoup plus réaliste qu’impressionniste ? L’artiste lui-même préférait le terme d’intransigeant, celui qui ne transige pas avec la vérité, à tout autre terme vague et complaisant.
Edgar Degas a toujours été un solitaire, épris de justesse, qui s’obligeait à la contrainte de façon à ce que son œuvre manifeste « plus d’expression, plus d’ardeur, plus de vie ». Et s’il avait choisi la sculpture, c’était aux seules fins d’obtenir plus de réalisme que dans son œuvre de peintre. « La vérité, vous ne l’obtiendrez qu’à l’aide du modelage, parce qu’il exerce sur l’artiste une contrainte qui le force à ne rien négliger de ce qui compte » - écrira-t-il. Et encore : « Ce que la main effleure par la peinture, elle l’empoigne par la sculpture. » Par ailleurs, choisir pour modèle une fillette, n’est-ce pas opter pour une autre sorte de tension et d’incertitude entre l’enfant et la femme, l’innocence et la sensualité ? Quant à la relation entre Degas et son modèle, elle reste mystérieuse. Mais comme sa chasteté est légendaire, qu’il a passé sa vie domestique en compagnie de deux gouvernantes d’un âge certain, on attribue plus volontiers son célibat à sa misogynie qu’à une forme quelconque de perversion. Pour lui, l’art transcendait tout. Dans ce contexte, qu’en était-il de la petite danseuse ? Qu’envisageait-t-il de dire d’elle ? Et quel sens attribuer à son attitude raide, à ses yeux mi-clos, à son petit menton dressé dans une attitude de défi ? Ne manifeste-t-elle pas une certaine absence au monde ? Contrairement aux représentations d'un artiste comme Balthus qui s’autorisait à peindre de ravissantes nymphettes en socquettes et culotte apparente, la jeune danseuse de Degas n’exprime aucun érotisme particulier, elle est là et absente, sans beauté, sans aucun souci de séduction, et si elle incarne l’avenir par sa jeunesse, n’est-ce pas déjà un avenir perdu, un moi totalement enclos en lui-même et, ce petit visage, davantage un refus qu’une effronterie ?
En face l’un de l’autre, dans l’intimité de l’atelier, le petit rat de l’opéra et l’artiste s’unissent en un égal refus à céder au jugement d’autrui. Dans leur face à face, souligne Camille Laurens, Marie Van Goethem et Edgar Degas partagent un espace matériel qui est aussi un lieu symbolique. Marie en transmet le secret, Degas en traduit le mystère, chacun à leur manière. On ne saura quasiment rien de l’avenir de cette fillette, sinon qu’elle sera renvoyée de l’opéra pour manque d’assiduité. On ne connait rien non plus de sa vie d’adulte, si ce n'est qu’elle posera quelques fois encore pour Degas, puis elle disparaît, s’efface à jamais. Seule la statuette restitue sa présence au monde. En quelque sorte, elle est son requiem, conclut Camille Laurens, dont cette énigmatique enfant a inspiré ce livre passionnant.
Armelle BARGUILLET HAUTELOIRE
Pour consulter la liste des articles de la rubrique CULTURE, cliquer ICI