Parce que la poésie est constitutive, non seulement de la culture, mais de l'être, quel avenir sommes-nous disposés à lui accorder en ce début de XXIe siècle ? Pour le savoir, commençons par analyser son passé et considérons les domaines où elle n'a cessé de s'enraciner. Ainsi nous voici rejetés à l'origine même de toute recherche, à la racine de notre volonté d'interroger qui est celle de tout être vivant. Vais-je chanter la gloire de Dieu comme le psalmiste, osciller entre ambivalence, ferveur et fascination comme le fit Paul Valéry, ou affirmer avec le philosophe allemand Heidegger que c'est en s'alliant à la poésie que la philosophie surmontera l'épreuve de la vérité de l'être, tant il est vrai qu'en s'opposant au langage commun, elle aspire à être la vie de la proximité et de l'intimité retrouvées ? En deçà du passé et au-delà de l'avenir, n'est-ce pas dans sa quête de l'essence des choses qu'elle s'affirme, n'est-ce pas parce que le poème se situe dans un « éternel maintenant » qu'il sauvegarde ce qui se perd ? En nommant les choses, nous leur donnons existence, tant il est vrai que la parole instaure et fonde afin, et je cite le poète, « de faire des mots qui abandonnent l'être, un retour vers lui ».
Car ce qui dessine notre vie et ajuste notre pensée ne sont que les conséquences de ce jeu subtil. Sans la poésie, pas de renaissance humaine, pas de grande aventure de l'esprit. N'est-elle pas - selon Saint-John Perse - l'initiatrice en toute science, la devancière en toute métaphysique, l'animatrice du songe des vivants et la gardienne la plus sûre de l'héritage des morts ? En effet, le réel, dans le poème, ne semble-t-il pas s'informer de lui-même ? Probablement pour s'ajuster au songe du poète et se grandir de cette proximité. Il n'est pas rare que le songe précède la réalité et que la réalité ne survienne que pour confirmer le songe qui semble l'avoir créée. Cette expérience, bien des savants l'ont faite, ayant approché leur découverte grâce à leur intuition, avant de la voir se confirmer par l'expérience. Aussi Saint-John Perse a-t-il raison de préciser dans le même discours de Stockholm :
« De la pensée discursive ou de l'ellipse poétique, qui va au plus loin et du plus loin ? Et de cette nuit originelle où tâtonnent deux aveugles-nés, l'un équipé de l'outillage scientifique, l'autre assisté des seules fulgurations de l'intuition, qui donc plus tôt remonte et plus chargé de brèves phosphorescences ? La réponse n'importe. Le mystère est commun ».
Dépourvu de tout pouvoir, de toute assertion corroborée, le poète assume la distance qui demeure entre l'univers et celui qui le nomme. Mais cette magie de la transposition n'est toutefois possible que si la poésie accepte de se plier aux notions d'économie et de justesse car, curieusement, la légèreté et l'évanescence sont filles de la rigueur. Un mot de trop et l'édifice s'effondre, un mot imprécis et plus rien n'est vrai - « tant les mots sont à la fois signes et objets ( objets porteurs d'images ) qui s'organisent en un corps vivant et indépendant ; ils ne peuvent céder la place à un synonyme sans que souffre ou meure le sens du poème comme tel » - assure Raïssa Maritain. C'est pour cette raison que nul poème ne peut être complètement hermétique, nul poème ne peut faire l'impasse sur l'intelligibilité. La poésie ne se rapporte pas « à un objet matériel clos sur lui-même, mais à l'universalité de la beauté et de l'être, perçue chaque fois, il est vrai, dans une existence singulière. Ce n'est pas pour communiquer des idées, c'est pour conserver le contact avec l'univers de l'intuitivité que le poème doit toujours, d'une façon ou d'une autre, fût-ce dans la nuit, transmettre quelque signification intelligible » - poursuit-elle dans son ouvrage « Sens et Non-sens en Poésie ».
Oui, l'expérience poétique ramène en permanence le poète au lieu caché, à la racine unique des puissances de l'âme, où la subjectivité est comme rassemblée dans un état d'attente, dans un lieu d'extrême recueillement où elle boit, grâce au contact avec l'esprit, à la source ensorcelée de l'inspiration. On réalise alors combien le poème s'élabore dans un désir jamais assouvi d'accroître sans cesse sa charge de beauté. Les mots reviennent ainsi à un état d'enfance : il faut leur restituer leur fraîcheur, leur légèreté qui seules s'accordent avec l'émotion. Il s'agit donc de porter sur les choses le regard du premier matin et de rendre aux mots leur étymologie la plus juste. C'est alors seulement que le langage s'attribue une puissance de restitution, qu'il se veut célébrant. Gaétan Picon disait de la génération des poètes d'après-guerre qu'elle se sentait « divisée entre la parole qu'elle pourrait être et l'univers qu'elle pourrait dire ». Mais cette soif pour le pays si longtemps attendu, pour les paysages inventés par le rêve dont parle Baudelaire, cette matière de la poésie qu'est la méditation sur la mort, prouvent que la poétique de la première moitié du XXe siècle recelait encore une intuition du salut, qu'elle était une quête anxieuse sur l'origine du signifiant et du signifié, en quelque sorte une reconnaissance créatrice qui veut « qu'il n'y ait d'être en nous que dans le désir qui jamais ne s'obtient et qui jamais ne désarme » - assurait Rimbaud. Tant il est vrai que le monde n'existe que si nous y posons le regard et que si nous accompagnons ce regard d'une interprétation. Au-delà d'un soi fatalement narcissique, l'univers sollicite plus que jamais notre intérêt. C'est parce que nous sommes aptes à le concevoir, que nous nous l'approprions. Dépassement que la science circonscrit en une aire d'enquête rigoureuse dont le poète ne saurait se satisfaire. Il entrerait alors dans le domaine dogmatique et s'auto-détruirait. C'est pourquoi il lui faut faire appel à son imaginaire, afin de redonner pouvoir au songe créateur, car on ne crée pas pour faire une oeuvre, on crée pour entrer dans la Création.
Il n'en reste pas moins, qu'aujourd'hui comme hier, il revient au poète de nommer l'invisible et de donner au songe, dans lequel nous baignons, ses résonances prophétiques. Voilà que l'on accepte désormais la notion de mystère comme l'une des seules données que nous possédions. Si elle entrave la démarche du savant, dont la fonction est de résoudre, elle relève de la démarche du second. L'énigme, plutôt que le mystère, n'est-elle pas sa matière première ou du moins l'une d'elle ? Celle qui sollicite le mieux son imagination car, ainsi que le physicien, le poète a rang parmi ceux qui déchiffrent le monde et le transgressent. En effet la poésie ne serait que chasse aux mots, « si elle ne tendait pas à atteindre l'esprit au plus haut de sa vigilance », précise le philosophe Francis Jacques. Elle ne serait qu'une simple exploration des énigmes surgies de la nature et de l'existence humaine, si le poète ne s'essayait pas à rendre notre première obscurité - celle de nos origines - plus claire, s'il ne se livrait pas à une quête typique pour sortir de nos ténèbres intérieures. Son avenir, si nous lui en accordons un, sera d'assumer consciemment une fonction ontologique d'expérience de la personne et de réflexion sur l'être, afin de brancher nos lendemains sur une ligne à haute tension. Mais n'attribuons pas à la poésie plus qu'elle ne peut donner. Contentons-nous de voir dans le poète un témoin de l'attente et de la présence, un nautonier qui n'a pu assurer le passage parce qu'il reste l'otage de ses illusions, de ses amours, de ses mirages, de ses doutes et du chant funèbre du désespoir. S'il sait dire la merveille, c'est peut-être son non-dit qui touche l'âme au plus vif, ainsi que le fait un rêve jamais achevé, un désir jamais assouvi. Pareil à Icare, il prend son envol et se brise les ailes. Son seul don suprême, l'intuition créatrice, l'incite tout autant à s'élever vers les hauteurs qu'à s'incliner vers le sol nocturne, et à partager, avec le chevalier à la triste figure, les affres et les douleurs de la condition humaine.
Armelle BARGUILLET HAUTELOIRE
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