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31 juillet 2015 5 31 /07 /juillet /2015 09:33
Proust et les eaux violentes - Reynaldo Hahn et Alfred Agostinelli

 

En cette fin d’été 1894, Marcel Proust se trouve à Trouville à l’hôtel des Roches-Noires avec sa mère. Et ce que le jeune homme désire le plus, ce ne sont ni les jeunes filles rencontrées sur la plage, ni la tempête espérée sur la mer, mais la visite d’un certain jeune homme dont il a fait la connaissance peu de mois auparavant chez le peintre Madeleine Lemaire. Ce jeune homme est un musicien d’origine vénézuélienne et catholique par sa mère, allemande et juive par son père et se nomme Reynaldo Hahn. Après leur première entrevue, l’occasion leur est donnée de se retrouver au château de Réveillon, toujours chez Madeleine Lemaire qui a présenté Proust à Montesquiou un an plus tôt, demeure aux longues galeries de marbre, aux boiseries peintes en camaïeu et ornée, en permanence, d’abondants bouquets, où leur amitié s’approfondit. Il est vrai que Reynaldo Hahn possède les qualités susceptibles d’envoûter Marcel : c’est un beau ténébreux aux yeux de velours, à la voix d’or qui, malgré son jeune âge – il a dix-huit ans – est un compositeur talentueux. Or on sait que Marcel, formé en cela par sa mère, excellente pianiste, est sensible à la musique. Dans le parc silencieux et fleuri, ils se promènent, se découvrent, s’apprécient et ce, d’autant plus, que le musicien sait parler de littérature et que l’écrivain en puissance sait parler de musique, tandis que la maîtresse des lieux se met en frais pour rendre leur séjour idyllique. On comprend qu’entre ces jeunes gens, l’amitié ait été immédiate : le goût de l’art les unit, celui de la rêverie aussi. Le soir, dans le grand salon, Reynaldo joue du Massenet, du Saint-Saens et les premières mesures de l’opéra-comique auquel il travaille, tandis que Proust médite. Il se consacre alors à la rédaction des « Plaisirs et des Jours » et va dédier à Reynaldo la nouvelle qui ouvre le recueil : « La mort de Baldassare Silvande », composée cet été-là  à Trouville.

 

Le paysage, dans lequel se déroule l’histoire, est celui qu’il aime par-dessus tout, la mer mauve surprise à travers les pommiers, et les sujets qu’il développe, ceux déjà récurrents du baiser maternel, de la ressouvenance que cause le son lointain des cloches du village et le sentiment de culpabilité éprouvé par le héros qui n’a pas été en mesure de satisfaire les aspirations de ses parents, parce qu’il a préféré les plaisirs de la vie mondaine et les tentations d’une sexualité répréhensible aux exigences d’une vocation littéraire. Le châtiment et la mort font retentir leur funèbre carillon, thèmes parmi ceux fondateurs de l’œuvre liés l’un et l’autre à l’inversion. Après les remords de l’enfant incapable de combler les espérances maternelles, voici l’adulte en proie aux affres d’une culpabilité inconsolable. Et que fait Marcel en cette fin d’été 1894 ? Il appelle à son secours Reynaldo : « Comme maman partira bientôt, vous pourrez venir après son départ pour me consoler. » Etrange paradoxe qui l’incite à supplier celui pour lequel il éprouve une passion coupable à venir relayer à son chevet cette mère que, par de tels actes, il se reproche de  profaner.

 

Dans l’immédiat Hahn ne répond pas à l’invitation pour des raisons qui nous sont inconnues, si bien que Marcel regagne Paris sans plus tarder. Les deux amis vont très vite se revoir, tant le désir de conquête est toujours présent et la chair peut-être tyrannique, encore que chez Proust la passion morale ait toujours eu le dessus sur la passion physique. L’influence du musicien n’en est pas moins positive : Marcel semble vouloir travailler davantage, stimulé par ce jeune homme brillant et ambitieux qui lui inspirera « La critique de l’espérance à la lumière de l’amour », rédigée d’un jet et jamais relue, où il avoue que « le présent contient une imperfection incurable », réflexion qui reviendra comme un leitmotiv et ne cessera de s’amplifier dans « La Recherche ». Cette vision mélancolique de l’amour, il est vrai que Marcel la partage avec Reynaldo ; pour eux, seul le souvenir demeure, l’indulgent et puissant souvenir. D’ailleurs, leur amour ne sera qu’une étoile filante, alors que leur amitié demeurera et ne s’éteindra qu’avec la disparition de Marcel.

 

Mais pour l’heure, ils sont de nouveau réunis et se plaisent tellement qu’ils projettent de partir en Bretagne écouter le chant de la mer et du vent. La mer, la musique, l’être aimé, tout concourt à faire de cette évasion un inoubliable voyage. Non seulement un voyage au long des côtes mais en mer, pour quelques heures, jusqu’à Belle-Ile où Sarah Bernhardt possède une maison. On ne sait s’ils furent reçus par l’actrice, mais leur correspondance mentionne les divers inconvénients causés par l’inconfort des hôtels bretons, eux habitués à être les hôtes de demeures fastueuses. Cependant la splendeur des paysages, l’odeur âcre du goémon, les couchers de soleil inouïs, la mer rosée couverte de voiles blanches les enchantent. C’est durant ce périple que Marcel commence à écrire « Jean Santeuil » où Hahn est Henri de Réveillon, mais également Françoise, avec laquelle Jean va partager un amour marqué par l’inconstance et la tyrannie, à l’image d’une mer tempétueuse qui ensorcelle et affole. En 1895, Marcel écrit à Reynaldo : « Ne devrions-nous pas, pour nous exercer aux tempêtes futures rester huit ou quinze jours sans nous voir ? » Un rendez-vous manqué inspirera à l’auteur de « La Recherche » le rendez-vous manqué de Swann et d’Odette à la Maison Dorée.

 

C’est à la pointe de Penmarch que Proust situe la tempête que Jean Santeuil contemple attaché au matelot qui lui sert de guide afin de ne pas être emporté par le vent, tempête qui n’apparaîtra plus qu’à l’état de rêve dans « Les jeunes filles en fleurs ». A son retour, il compose « Vent de mer à la campagne ». « La campagne n’est supportable que si l’on peut apercevoir,  fut-ce en rêve ou par un phénomène de mémoire ou de correspondance baudelairienne, la mer entre les arbres. » - écrit-il. Ils se rendent également à Concarneau, à la Pointe du Raz, font des balades en mer avec des pêcheurs, communient intensément avec la nature, si bien que des années plus tard, encore habité par ces souvenirs, Proust conseillera à l’un de ses correspondants : « Avec une tempête là, vous serez fou de joie. Et vous verrez des plages douces et meurtries attachées à des rochers comme des Andromèdes. » Cette vision n’est-elle pas teintée de la mélancolie d’alors, lorsque les deux amants sont tenus de se quitter ? Leur séjour les a mis au contact d’une mer plus tragique, d’une Bretagne maritime que Proust ne reverra jamais ; ils ont laissé leurs regards s’abreuver de lumière, leur sensibilité s’animer à la contemplation de la beauté, mais la beauté n’est-elle pas d’abord dans l’œil de l’artiste ?

 

Nous sommes en plein cœur de l’eau violente, face à un adversaire qu’il faut séduire. C’est la rêverie d’une puissance jamais satisfaite qui contraint et n’apaise pas. Cette mer « dans tous ses états » à laquelle Proust songe depuis son adolescence, il l’approche, la contemple en présence de l’ami incomparable mais élément rebelle qui ne dégage pas moins « l’odeur soufrée de l’ouragan » comme le  soulignait d’Annunzio. S’annonce, dès lors, ce que sera tout ensemble une lutte contre la nature et un combat contre l’esprit. L’initiation n’est point joyeuse, elle est captivante et hostile. « La mer est une ennemie qui cherche à vaincre » - écrit Lafourcade, comme l’est pour Marcel la passion homosexuelle, cet amour-maladie qui afflige la mère et se révèle être l’expérience la plus mélancolique, malgré les voluptés partagées. La prison d’Albertine se devine déjà. Il y a, selon Proust, séparation entre l’intelligence, qui se veut une morale à servir, et les forces obscures de la chair et de l’inconscient. « La jalousie est née bien avant l’intelligence » - souligne-t-il dans « Contre Sainte-Beuve », « aussi ne la connaît-elle pas, et l’intelligence ne peut rien lui dire pour la consoler. L’esprit est désarmé devant la jalousie comme devant la maladie et la mort. »

 

Les lieux, qu’ils parcourent, portent les stigmates d’une force ténébreuse conforme à ce que leur avait décrit Alexandre Harrison, artiste américain, ami de Monet et de Rodin, qui s’était fixé en Bretagne pour y travailler à des marines qui commençaient à connaître le succès. « Vous ne pouvez pas ne pas aller à la Pointe du Raz. Vous savez ce que c’est, historiquement et géographiquement littéralement la Finisterre, la falaise géante de granit autour de laquelle la mer est toujours sauvage, dominant la baie des Trépassés, en face de l’île de Sein. Ce sont des lieux funèbres et d’une malédiction illustre qu’il faut connaître. »

 

Par ailleurs, la mer est une voix si elle n’est pas une parole. Peut-être la Parole Perdue qu’évoquent les traditions anciennes, la vibration inaugurale qui rassemble dans ses plis l’essence fondamentale de toute chose ? On pourrait alors considérer les océans dans une vision mythique comme le reposoir de la parole perdue ou, mieux, le témoignage magistral du silence de Dieu. Il n’est pas irréaliste de supposer que de telles hypothèses aient affleuré l’esprit de nos voyageurs, en souci de tous les déchiffrements et interprétions du mystère des origines. Dès 1896, leur passion s’est néanmoins épuisée. Reynaldo ne sera jamais l’homme objet, victime des exigences insatiables d’un Marcel tourmenté et tourmenteur. Non ! L’art en a fait l’un de ses dieux qu’aucun mortel ne peut réduire. Proust le comprendra et jettera dorénavant son dévolu sur des êtres plus modestes, des secrétaires ou des chauffeurs comme le seront un Albert Nahmias et un Agostinelli, ce qui ne l’empêchera pas d’éprouver des sentiments très forts pour des proches tels Lucien Daudet ou Robert de Flers. A l’égard de Reynaldo, lui qui quitte pour ne pas être quitté, saura procéder au transfert de la passion à l’amitié avec son élégance habituelle : « Mon cher petit, vous auriez bien tort de croire que mon silence est celui qui prépare à l’oubli. C’est celui qui comme une cendre fidèle couvre la tendresse intacte et ardente. Mon affection pour vous demeure ainsi et je vois que c’est une étoile fixe en la voyant à la même place quand tant de feux ont passé. » L’amitié exemplaire qui suivra n’est pas sans rappeler ce qu’il advient dans « Sodome et Gomorrhe » à Mademoiselle Vinteuil et à son amie qui, après s’être abandonnées à un trouble et fumeux embrasement, connurent la flamme d’une amitié haute et pure.

 

Hahn aura eu, entre autres mérites, celui d’introduire Proust dans plusieurs salons, dont ceux des Daudet, de la princesse de Polignac et de Mme Stern, et d’affiner sa connaissance de la musique. Dans « Les plaisirs et les jours », qui se présentent comme une suite de portraits -  aidé par Reynaldo, il composera ceux de Chopin, de Gluck, de Mozart et de Schumann – et d’un ensemble de nouvelles ; l’une d’elle, intitulée « La confession d’une jeune fille », ne reprend-elle pas le thème de l’amour interdit, accompli sous le regard accablé de la mère qui en meurt de chagrin, sujet dont on sait qu’il sera traité par étapes successives dans « La Recherche » et mènera le lecteur de l’enfance pure et épargnée que la mémoire involontaire ne cesse de faire revenir à la surface comme si ce pan de vie appartenait toujours au présent, jusqu’à la souillure que cause à la mère offensée la relation coupable ; enfin, pour que le cercle puisse se clore, au retour à l’innocence originelle grâce à l’acte héroïque capable d’assurer le salut, soit par la mort au champ d’honneur d’un Robert de Saint-Loup, soit par le sacrifice du narrateur usant sa vie à accomplir l’oeuvre rédemptrice ? A ce propos, on peut se demander, comme nous l’avons fait à propos d’Elstir, quels sont les musiciens qui servirent de modèles pour le personnage de Vinteuil ? Il semble que la réponse soit difficile à établir. A l’évidence, celui-ci n’est ni Fauré, ni Hahn, ni Saint-Saens, tous bien introduits dans les salons de l’époque et célèbres de leur vivant. Il est plus probable que l’écrivain ait voulu focaliser sur Vinteuil le sort déchirant du grand artiste méconnu comme le furent Van Gogh, Verlaine, voire même Baudelaire, unissant dans le même homme l’obscur professeur de piano et le créateur génial, ce qui réfutait en même temps les théories émises par Sainte-Beuve sur le sujet. De même que nous ne savons pas davantage de quel prélude, de quelle ballade la petite phrase a bien pu être tirée ! Dans une lettre à Antoine Bibesco, Proust dit s’être servi d’une ballade de Fauré ; on sait également que le quatuor Poulet, en 1916, s’était rendu à son domicile pour interpréter le quatuor de Fauré qu’il utilisera pour le septuor de Vinteuil ; mais le quatuor de César Franck était parmi ses œuvres fétiches, ainsi que « Le carnaval de Vienne » de Schumann qui a pu lui aussi servir de modèle. D’autre part, dans « Jean Santeuil », le roman abandonné faute de fondations, il évoque une sonate de Saint-Saens : «  Il avait reconnu cette phrase de la sonate de Saint-Saens qui presque chaque soir au temps de leur bonheur il lui demandait et qu’elle jouait sans fin, dix fois, vingt fois de suite. » Le violon tressaillant et désolé a su garder son mystère, et chaque lecteur écoutant du Fauré, du César Franck, du Saint-Saens, peut se pénétrer de ce que l’auteur du « Temps Retrouvé » nous dit au sujet de la musique : « qu’elle est cette âme paisible, désenchantée, mystérieuse et souriante » qui survit à nos maux et semble supérieure à eux.

 

Alfred Agostinelli

Alfred Agostinelli

Rien de comparable entre ce qui l’a uni à un musicien comme Reynaldo Hahn et les sentiments qu’il va éprouver durant les années 1912-1914 pour Alfred Agostinelli. Du temps de Reynaldo, il était jeune, inexpérimenté, ardent, sa mère vivait encore, les jeunes gens étaient du même milieu, partageaient les mêmes goûts, fréquentaient les mêmes salons. Lorsqu’il rencontre Agostinelli, il a 41 ans, sa mère est morte depuis sept ans et il s’apprête à publier chez Grasset « Du côté de chez Swann » qui recevra de la part des critiques un accueil mitigé, voire même hostile et ironique. Elie-Joseph Bois sera l’un des rares à prendre une position favorable dans la page littéraire du « Temps » en date du 13 novembre 1913 : « Je ne sais quel sera demain le suffrage de l’opinion publique, si elle sacrera chef-d’œuvre, comme je l’ai entendu dire, ce premier volume d’ « A la recherche du temps perdu », qui, tel qu’il est, forme d’ailleurs un tout se suffisant à lui-même, et qui porte le titre particulier « Du côté de chez Swann » ; mais je ne risque guère de prédire qu’il ne laissera indifférent aucun de ceux qui l’auront lu. »


C’est donc, à la veille de la Grande-Guerre, un homme bien avancé dans une œuvre conçue avec la rigueur d’un architecte qui, lors de l’été 1913 à Cabourg, s’engage dans une liaison qui va, tout à la fois, le ruiner, le plonger dans une détresse morale profonde et lui inspirer l’un des personnage clé de « La Recherche ». Il a fait la connaissance d’Alfred dans la station balnéaire durant l’été 1907 et revu brièvement l'année suivante en 1908. Ce garçon d’une vingtaine d’années était alors l’un des mécaniciens de la compagnie des taxis Unic – administrée par Jacques Bizet – que Proust prenait pour chauffeur, en alternance avec Odilon Albaret, pour ses randonnées à travers la campagne normande. Or Alfred en 1913 a perdu son travail et s’adresse à lui dans l’espoir qu’il puisse l’employer comme chauffeur attitré. Chose impossible, étant donné qu’Albaret donne pleine satisfaction à l’écrivain qui propose en remplacement le poste de secrétaire. Il pousse même la gentillesse jusqu’à accepter sous son toit la compagne d’Alfred, Anna, et se met en dix pour procurer à celle-ci un emploi d’ouvreuse dans un théâtre parisien.

 

Alfred Agostinelli était né à Monaco dans une famille très modeste et n’avait rien en commun avec Proust. Gros garçon aux traits épais, au visage maussade, il avait le goût des machines roulantes ou volantes, mais il était surtout un être de fuite, ce qui allait bientôt le parer, aux yeux d’un Proust aveuglé de passion, du prestige d’un chevalier des temps modernes, ou mieux d’un moine guerrier. Comme Albertine – qu’il va contribuer à faire naître – il est cette eau vive que rien, ni personne ne peuvent canaliser. On comprend mieux le pouvoir que cet homme instable exercera, lorsque l’on relit ce passage de « La prisonnière » :

 

« Entre vos mains, ces êtres-là sont des êtres de fuite. Pour comprendre les émotions qu’ils donnent et que d’autres êtres, même  plus beaux, ne donnent pas, il faut calculer qu’ils ne sont non pas immobiles, mais en mouvement, et ajouter à leur personne un signe correspondant à ce qu’en physique est le signe qui signifie la vitesse. (…)  Mais enfin, ce sont surtout de tels êtres qui inspirent l’amour. Le plus souvent l’amour n’a pour objet un corps que si une émotion, la peur de le perdre, l’incertitude de le retrouver se fondent en lui. Or ce genre d’anxiété a une grande affinité pour les corps. Il leur ajoute une qualité qui passe la beauté même, ce qui est une des raisons pour quoi l’on voit des hommes, indifférents aux femmes les plus belles, en aimer passionnément certaines qui nous semblent laides. A ces êtres, à ces êtres de fuite, leur nature, notre inquiétude attachent des ailes. Et même auprès de nous, leur regard semble nous dire qu’ils vont s’envoler. La preuve de cette beauté surpassant la beauté, qu’ajoutent les ailes, est que bien souvent pour nous un même être est successivement sans aile et ailé. Que nous craignions de le perdre, nous oublions tous les autres. »

 

Voilà réunis en une même personne Icare, l’homme oiseau, et Albertine, l’eau vive. C’est aussi le début d’une période difficile où Proust sera victime d’accès de dépression, ce qu’il laisse percer dans sa correspondance par des phrases telles que : « Je suis en ce moment découragé par des chagrins »  (Lettre à Mme de Noailles – février 1913) ou « de grands chagrins que j’ai eus cette année et que j’ai encore. » (Lettre à Jean Cocteau – juin 1913)

 

C’est au cours de cet été 1913, le sixième qu’il passe à Cabourg, que Proust, sans prévenir ses autres domestiques, ni même la direction du Grand Hôtel – ce qui n’est pas dans ses habitudes – quitte brusquement la station pour revenir à Paris en compagnie d’Agostinelli. Que s’est-il passé ? Si l’on cherche à éclairer la réalité à la lueur de la fiction, on découvre dans « La Prisonnière » des éléments susceptibles d’élucider cette énigme. Dans le roman, le narrateur ne rentre-t-il pas en hâte à Paris avec Albertine, parce que celle-ci vient de lui avouer qu’elle a eu des relations avec Melle Vinteuil, dont on se rappelle les mœurs saphiques ?

 

« Certes, j’avais fui Balbec pour être certain qu’elle ne pourrait plus voir telle ou telle personne avec laquelle j’avais tellement peur qu’elle ne fit le mal en riant… » Et de même qu’il s’appliquera à cacher à son entourage la présence à ses côtés de son secrétaire très particulier : « pour éviter toute gaffe dangereuse » – écrit-il à un correspondant, - « je préférerais que vous ne disiez en général à personne que j’ai Agostinelli comme secrétaire », ne retrouve-t-on pas une situation identique dans le roman, où le narrateur dissimule à ses amis qu’Albertine ne demeure plus auprès de lui : « …car je cachais qu’elle habitât la maison, et même que je la visse jamais chez moi, tant j’avais peur qu’un de mes amis s’amourachât d’elle. » Il n’est pas douteux qu’une inquiétude et une jalousie pareilles à celles que Proust sut si bien décrire dans « La Prisonnière », et que la vie dissipée d’Alfred ne pouvait manquer de lui inspirer, affectaient à ce moment-là son humeur et sa santé. Les correspondances entre la vie de l’auteur et son œuvre sont alors si étroites que « La Fugitive » dut être profondément remaniée après la disparition d’Agostinelli.

 

Il y a mieux encore : un document précieux, découvert bien après la mort de l’écrivain parmi un lot de lettres, et édité en même temps qu’elles par Philip Kolb sous le titre « Lettres retrouvées » - n’est autre qu’une missive de dix pages adressée par Proust à Agostinelli le 30 mai 1914, jour même où celui-ci disparaissait en mer au large d’Antibes, à bord de son avion. Cette lettre avait été retournée à son envoyeur pour cause de décès. Et que nous apprend-t-elle ? Que Proust avait acheté à son chauffeur, soudain entiché d’aviation, et après qu’il lui eût payé des cours de pilotage d’abord à Buc, à l’école d’aviation Blériot, ensuite à Monte-Carlo – à la suite de son départ précipité et sans raison apparente du boulevard Haussmann le 1er décembre 1913 avec Anna – un aéroplane qui lui avait coûté la modique somme de 23 000F, ce, dans l’espoir insensé que celui-ci reviendrait au bercail. Il se proposait même de faire graver sur la carlingue, le sonnet du cygne de Mallarmé, poésie qu’appréciait particulièrement Alfred :

 

« Un cygne d’autrefois se souvient que c’est lui

Magnifique, mais sans espoir qui le délivre

Pour n’avoir pas chanté la région où vivre.

Toujours il secouera cette triste agonie

Par l’espace infligée à l’oiseau qui le nie

Mais non l’horreur du sol où son plumage est pris.

Fantôme qu’à ce lieu son pur éclat assigne

Il s’immobilise au songe muet du mépris

Que vêt parmi l’exil inutile, le cygne. »

 

A cet achat de l’aéroplane s’ajoutaient les sommes qu’il n’avait cessé de lui accorder et la voiture (peut-être une Rolls comme dans le roman), dont il avait également fait l’acquisition dans le but de l’offrir à son ancien chauffeur : « …surtout pour en finir avec cette question de l’aéroplane, je vous prie instamment de croire que mes récits à cet égard ne contiennent aucune intention, si cachée soit-elle, de reproche. Ce serait idiot. J’aurais assez de justes reproches à vous faire, et vous savez que je ne les tais pas. Mais vraiment il faudrait être trop bête pour vous rendre responsable (j’entends moralement) de l’inutilité d’un achat que vous ne saviez pas ! »

 

Cette lettre faisait suite à celle que lui avait envoyée Agostinelli qui, soudain, pris de tardifs scrupules, manifestait le désir de renoncer à ces cadeaux. Cette missive sera reprise dans « La Fugitive », à la différence que l’aéroplane est devenu un yacht : « Et pour la terre, j’aurais voulu que vous eussiez votre automobile à vous, rien qu’à vous, dans laquelle vous sortiriez, voyageriez à votre fantaisie. Le yacht était déjà presque prêt, il s’appelle, selon votre désir exprimé à Balbec, Le Cygne. Et, me rappelant que vous préfériez à toutes les autres les voitures Rolls, j’en avais commandé une. Or, maintenant que nous ne nous verrons plus jamais, comme je n’espère pas vous faire accepter le bateau ni la voiture devenus inutiles, pour moi ils ne pourraient servir à rien. J’avais donc pensé – comme je les avais commandés à un intermédiaire mais en donnant votre nom – que vous pourriez peut-être en les décommandant, vous, m’éviter ce yacht et cette voiture inutiles. Mais pour cela et pour bien d’autres choses il aurait fallu causer. Or je trouve que tant que je serai susceptible de vous ré-aimer, ce qui ne durera plus longtemps, il serait fou pour un bateau à voiles et une Rolls-Royce, de nous voir et de jouer le bonheur de votre vie, puisque vous estimez qu’il est de vivre loin de moi. Non je préfère garder la Rolls et même le yacht. Et comme je ne me servirai pas d’eux et qu’ils ont la chance de rester toujours, l’un au port, ancré, désarmé, l’autre à l’écurie, je ferai graver sur le…du yacht (mon Dieu, je n’ose pas mettre un nom de pièce inexact et commettre une hérésie qui vous choquerait) ces vers de Mallarmé que vous aimez… »

 

Ainsi sommes-nous encore et toujours en présence de la mer. C’est la vision du yacht cinglant vers le large, c’est la réalité d’Albert Agostinelli qui sombre comme le cygne blessé et se noie, prisonnier de son aéroplane, créature faite pour mourir dans l’eau comme une étrange Ophélie, oiseau s’enfonçant dans  les profondeurs les plus grandes de l’eau sépulture. Le songe de l’eau ramènera désormais l’image de l’homme préféré qui parait unir en sa personne l’air et l’eau, ainsi que se mêlent les symboles de la naissance et de la mort. L’ultime voyage s’achève, de même que l’ultime amour de Proust ; toute une part nocturne de l’âme humaine prend signification dans cette mort qui, commencée dans un envol, s’achève dans un naufrage. Cependant l’eau est la matière de la mort belle. Elle seule, souligne Bachelard, « peut dormir en gardant sa beauté. »

 

« Croyez que de mon côté je n’oublierai pas cette promenade deux fois crépusculaire (puisque la nuit venait et que nous allions nous quitter) et qu’elle ne s’effacera de mon esprit qu’avec la nuit complète. » Cette dernière lettre d’Alfred rédigée quelques heures avant sa disparition, Proust n’a pu renoncer à la retranscrire sans en omettre une virgule dans « La Fugitive ». Ainsi la mer favorise-t-elle la vision du drame humain dans toute son ampleur et ses mystérieuses communications. C’est, écrit encore Gaston Bachelard, « la symphonie inexprimable de l’eau violente, l’impérieux tumulte du flot hostile. »

 

« Et puis ces sentiments particuliers, toujours quelque chose en nous s’efforce de les amener à plus de vérité, c’est-à-dire de les faire se rejoindre à un sentiment plus général, commun à toute l’humanité avec lequel les individus et les peines qu’ils nous causent nous sont seulement une occasion de communier : ce qui mêlait quelque plaisir à ma peine, c’est que je la savais une petite partie de l’universel amour. » Sodome et Gomorrhe

 

Armelle BARGUILLET HAUTELOIRE (Extraits de « Proust et le miroir des eaux » - Editions de Paris)

 

 

Pour prendre connaissance des chapitres précédents, cliquer sur leurs titres :


 

 

Proust et les eaux réfléchissantes

 

Marcel Proust et les eaux crépusculaires

 

Proust et les eaux troubles

 

Proust et les eaux familiales

 

Proust et les eaux frontalières - les deux côtés de La Recherche

 

Proust et les eaux marines

 

Marcel Proust et l'Eau-mère

 

 

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Agostinelli et Albaret, les deux chauffeurs habituels de Marcel.

Agostinelli et Albaret, les deux chauffeurs habituels de Marcel.

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commentaires

E
Merci, très bel article<br /> Je partage sur Marcel Proust
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A
Oui, Martine et Loïc, la prose de Proust est toute baignée par les eaux, que ce soit celle des étangs, des cours d'eau, des lacs ou de la mer qu'il aimait contempler sous tous les éclairages et qui s'animait comme une voix.
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L
Je connais ce texte ayant lu votre passionnant ouvrage sur Proust mais le relis avec plaisir agremente de cette illustration de Hahn et de la belle voix de Fischer-Dieskau.
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M
Merci, chere Armelle, pour ce beau passage sur la relation Hahn-Proust et aussi pour ce voyage en eaux tumultueuses, meme si c'est toujours un apaisement que je recherche chez Proust. Pour "l'heure exquise", j'aime aussi beaucoup l'interpretation de Susan Graham.
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T
Que cela est intéressant et je lis en écoutant la belle voix de Fisher-Dieskau qui est mort je crois. Quelle mélancolie ! Et votre texte me fait découvrir une amitié que je ne connaissais pas avec la présence de la mer violente et passionnée.
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A
Oui, ma mère chantait aussi cette mélodie qui a bercé mon enfance.
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E
C'est en lisant votre livre sur Proust que j'ai pris conscience de cet épisode de sa vie... J'aimais particulièrement Reynaldo Hahn pour "L'heure exquise" qui était une chanson très aimée de mes grands parents... et dont je trouve envoûtante le texte si bien fondu dans l'étrange mélodie....
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