Lorsque j’étais enfant, l’autorité était exercée par ma mère. Dans le domaine de l’éducation et de la relation parentale, mon père s’en remettait à sa femme comme s’il souhaitait s’investir le moins possible dans ce rôle. Ne l’était-il pas tout entier dans celui d’époux ? Ma mère tenait ce privilège d’une main ferme et transigeait rarement lorsqu’elle avait pris une décision qui, souvent, était celle que je redoutais le plus. Parce que ma grand-mère s’était séparée assez tôt de son mari, ma mère considérait que l’autorité – qui lui avait manqué –devait s’appliquer pleinement à mon endroit. Fillette, puis adulte capricieuse, elle supportait mal ce défaut chez les autres et surtout chez sa fille, si bien que j’avais très vite cessé de me montrer exigeante tant j’avais besoin d’être appréciée de mes parents, leur estime étant ce qui me souciait le plus. Je les admirais si totalement que l’idée de leur déplaire m’était insupportable.
Ma mère était de taille moyenne, fine et élégante, avec un visage à l’ovale parfait, une abondante chevelure et un sourire empreint de charme. Autant elle pouvait me tétaniser par sa sévérité, autant elle savait me séduire dès qu’elle se montrait compréhensive et bienveillante à mon égard. Elle avait rencontré mon père lors d’une fête de famille à Nantes, celui-ci ayant été invité parce qu’il était le cousin à la mode de Bretagne du tout nouveau mari de ma tante, sœur aînée de ma mère. Les deux sœurs avaient toujours été très courtisées pour la simple raison qu’elles appartenaient à une famille en vue à Nantes et que, malgré le divorce de leurs parents, elles avaient un carnet d’adresses bien pourvu. Mon père était tombé sous le charme dès le premier regard et, ce, d’autant mieux, que l’on avait prié ma mère de chanter. Elève au conservatoire de Nantes, elle avait une voix délicieuse, fraîche et expressive qui avait achevé de le subjuguer. Mon père s’était immédiatement empressé auprès de ma grand-mère sachant qu’il était de bon aloi de gagner ses faveurs s’il voulait avoir quelque chance de figurer parmi les prétendants.
De famille modeste, mon père devait à l’obtention d’une bourse d’avoir poursuivi ses études et d’être diplômé de l’Ecole Supérieure de Commerce de Paris. Son diplôme sous le bras, il avait effectué son service militaire au Maroc et était entré ensuite dans un cabinet de courtiers en matières premières qui lui promettait un bel avenir. La vie lui souriait enfin après une enfance difficile auprès d’une mère veuve de guerre qui avait dû se mettre à travailler pour assurer leur quotidien.
Les jeunes gens s’étaient écrits, revus, et le sérieux de mon père, la ferveur de ses sentiments avaient su opérer et gagner les faveurs de la dulcinée, si bien qu’un an plus tard ils se mariaient. Tout allait donc pour le mieux dans le meilleur des mondes si des bruits de bottes ne commençaient à se faire entendre, si bien que la belle lune de miel, ainsi que les deux premières années à Paris dans l’appartement que ma mère se plaisait à aménager, allaient se conclure par l’exode pour l’une et le départ à Vitry-le-François pour l’autre, mobilisé dans les transmissions. Les dés étaient jetés et ma malheureuse grand-mère pouvait trembler en imaginant que ce nouveau conflit avec l’Allemagne risquait de lui enlever son fils unique comme elle lui avait enlevé en 14 son mari et son frère.
Mon père ayant regagné ses foyers après l’armistice, mes parents traversèrent les années de guerre à Paris, subissant les privations qui étaient celles de tous les citadins qui n’avaient pas la chance d’avoir un jardin, une vache, une chèvre, des poules et quelques arbres fruitiers. Les pommes de terre, le rutabaga, les navets et autres courges composaient leur menu journalier et, l’hiver, le froid était certainement ce qui était le plus difficile à supporter avec un seul poêle à sciure dans la chambre familiale. Mais, peu importait, le foyer était clos sur leur amour et celui d’avoir vu naître leur premier (et seul) enfant. Lors des alertes, qui étaient nombreuses, nous descendions dans la cave avec les autres résidents de l’immeuble, moi emmitouflée dans une couverture et tremblante encore d’avoir été réveillée en sursaut par le hurlement sinistre de la sirène.
Soucieux de me voir rachitique pour cause de privations alimentaires, mes parents me conduisirent en 1945 dans le Limousin rejoindre ma grand-mère maternelle chez des cousins qui avaient un potager et un verger, quelques poules et une chèvre, et nous étions descendus à bicyclette, moi assise sur le vélo de mon père, et en camions quand ceux-ci acceptaient de nous faire faire une partie de la route. La campagne m’avait enchantée. Bien que la nourriture fut encore sommaire, j’avais gagné quelques kilos et des joues roses et pris goût à entendre chanter les oiseaux et s’épanouir les fleurs car nous étions au printemps. Paris libéré, mes parents étaient venus me chercher toujours à vélo avec quelques trajets en camions et nous avions fait le parcours inverse de la même façon. Cela m’amusait beaucoup, n'était-ce pas une aventure où nous croisions beaucoup de monde, des gens qui regagnaient leurs foyers, des soldats, des prisonniers ! La France se réanimait, la vie reprenait, au fil des mois, une existence presque normale malgré les tickets d’alimentation et les nombreuses villes sinistrées.
Pour mes parents, qui avaient peu goûté aux années folles, ce furent certainement les années durant lesquelles ils furent les plus heureux. Ma mère avait repris la musique avec sa fidèle accompagnatrice et donnait parfois un concert ; ils avaient acheté « Le Rondonneau » une propriété où nous passions une partie des vacances et m’avaient inscrite chez les dominicaines, à 400 mètres de notre domicile, où j’allais effectuer une scolarité corsetée dans une implacable discipline qui laissait peu de loisir aux vagabondages de quelque nature qu’ils soient.
Ma mère a toujours été de santé fragile et petite fille la peur de la perdre ne cessait de me hanter. Elle me laissait assez souvent seule avec mon père et ma grand-mère pour faire des cures à Plombières-les-Bains, ce qui provoquait chez moi des chagrins incontrôlables. Il m’arrivait de sangloter dans sa garde-robe en respirant son parfum et les repas, pris seule avec mon père, avaient tout de veillées funèbres. Avec le recul, je crois que ma mère a été la victime des médecins qui lui préconisaient des régimes contraignants et probablement peu adaptés à son cas puisque, dès qu’il s’agissait de projeter un voyage ou de vivre un événement qui la captivait, elle était d’une résistance à toute épreuve. Néanmoins, cet état égrotant a contraint mon père à une sorte de religiosité à son égard, tant il redoutait qu’une contrariété ou un désagrément ne suscite une réaction néfaste et contraire à sa santé. C’est cependant lui qui a eu les plus gros pépins dans ce domaine : une sévère hépatite et un infarctus dont il s’est sorti de façon quasi miraculeuse. Curieux, qu'ayant en horreur les médications, il ait laissé sa femme vivre sous leur emprise, mais il était de ceux qui avaient un grand souci de la liberté d'autrui, si bien que pour rien au monde il ne se serait opposé à la volonté de son épouse et à ses décisions personnelles. C’est ainsi que ma mère a souvent été rejoindre une amie en Sicile, en Grèce, en Italie, alors que mon père, plus casanier, préférait rester reclus dans sa bibliothèque. Son évasion, il la trouvait dans les livres, ma mère dans les voyages. C’était également une conductrice hors pair. Elle adorait s’évader en automobile et nous avons fait ensemble quelques charmantes cavales en France et en Italie.
Auprès de mes parents, les soirées étaient toujours culturelles. Je me souviens des moments inoubliables passés tous les trois à écouter les premiers 33 tours de musique classique ou les émissions de radio consacrées à l’interview d’écrivains comme Mauriac, Giono, Léautaud, moments inoubliables s’il en est. En effet, l’un comme l’autre n’admettaient pas que l’on puisse perdre son temps. Il était hors de question de traîner dans son lit tard le matin. Ainsi le dimanche partions-nous visiter une exposition ou un monument, le samedi soir il y avait la messe et en semaine les devoirs, sans compter le samedi matin la couture et l’enseignement religieux au collège. Peu de place pour le farniente. Cette éducation vous donnait le goût de la rigueur et une exigence naturelle. Le plaisir, c’était plutôt le samedi soir, une boum ou une sortie au cinéma. Lors des soirées dansantes, mon père arrivait à minuit pile pour me chercher, Cendrillon ayant l’obligation de rentrer au bercail sans atermoyer. Et vous pouviez être sûr, qu’après le passage du commandeur, la soirée avait du plomb dans l'aile. Par la suite, je fus moins invitée…
Est-ce la raison pour laquelle je me suis mariée tôt ? Sans doute ! Je m’ennuyais un peu à la maison. Mes parents vivaient l’un pour l’autre, j’étais l’élément perturbateur et un peu encombrant avec l’âge. Les disques yé-yé de « Salut les copains » n’étaient guère à leur goût et je réalisais qu’ils comprenaient mal la jeunesse d’alors qui commençait à s’émanciper. Ainsi, ai-je quitté le foyer parental pour créer le mien. Mal m’en a pris, trop jeune, trop inexpérimentée, je divorçais 3 ans plus tard. Mes parents se sont montrés alors très compréhensifs. Ils m’ont accueilli chez eux avec ma petite fille, ce qui m’a permis de reprendre mes études et de travailler un peu avant de refaire ma vie. Chers parents !
Il est vrai qu’ils auront toujours été au centre de mon existence, de mon amour. Lorsque j’habitais Annecy, nous nous écrivions trois fois par semaine, ensuite nous avons toujours été extrêmement proches. Lorsqu’ils furent âgés, ils ont demandé à mon mari et à moi de venir les rejoindre à Trouville et, comme cela était possible, ce fut chose faite et j’ai été à leur côté lors de leurs dernières années de vie. Les accompagner me semblait tellement naturel. Maman est partie la première d’une crise cardiaque. Souffrant d’angine de poitrine, elle est morte un soir dans les bras de mon père alors qu’ils dînaient. Ils avaient fêté quelques mois plus tôt leurs soixante ans de mariage. Papa l’a suivie quinze mois plus tard. Il ne pouvait envisager la vie sans elle, le veuvage n’est pas taillé à mes mesures, me disait-il.
Armelle BARGUILLET HAUTELOIRE
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