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2 octobre 2020 5 02 /10 /octobre /2020 09:18
Le sommeil de Marcel Proust de Dominique Mabin

 

 

Chacun sait que Proust était un insomniaque notoire et que le caractère morcelé de son sommeil contribua à détruire sa santé et à faire de lui un homme alité et souffrant. Les principales causes de ce sommeil difficile ont été l'asthme dont il fut affligé dès son enfance et l'angoisse qu'engendraient les crises, puis sa vie mondaine durant ses jeunes années où il prit la mauvaise habitude de se coucher le matin plutôt que le soir, enfin son sommeil fut presque totalement détérioré par les somnifères, le café et les drogues dont il usera et abusera après la mort de sa mère. Ce cycle infernal ne cessera plus de s'intensifier bien que Marcel ait, à maintes reprises, consulté des médecins pour tenter de retrouver des horaires de sommeil plus normaux ; les rechutes seront constantes et les prises de barbituriques de plus en plus fortes, entraînant une impossibilité à installer un repos normal et réparateur. C'est ce sujet que le docteur Dominique Mabin a choisi de traiter, inventoriant, avec la compétence du médecin qu'il est, le rude combat que Proust livrera, la plus grande partie de son existence au sommeil.

 

 

Il est 9 heures du matin, je n'ai pas dormi depuis plus de cinquante heures" - écrit-il un jour à Reynaldo Hahn.

 

 

On se souvient des visites qu'il lui arrivait de faire tardivement à certains de ses amis comme Paul Morand, qu'il sortit du lit une nuit, pour lui demander un détail sur l’une des toilettes de son épouse, la princesse Soutzo. Durant sa jeunesse, il dormait par bribes de trois ou quatre heures d'un sommeil qui pouvait être satisfaisant. Par la suite, il s'habitua aux somnifères en toxicomane qu'il devenait. Dès l'âge de 25 ans, il prit du trional, ensuite ce sera du véronal à haute dose, 3 grammes par jour qu'il associait au café. "Funeste caféine" - se plaignait-t-il, caféine qu’il absorbait pour deux raisons : la principale étant pour soulager ses bronches. Il lui arrivait d’en boire jusqu’à 17 tasses par 24 heures, ce qui ne faisait qu'intensifier les malaises. Ses amis connaissaient ses abus et Proust, lui-même, était conscient de son déséquilibre psychique profond, de ses angoisses permanentes liées à ses crises d'asthme qui pouvaient le faire haleter 48 heures durant. Aussi redoutait-il les refroidissements et était-il toujours exagérément couvert, non seulement de sa célèbre pelisse mais de chandails superposés et, dans sa chambre, qui n'était pas chauffée par crainte des émanations, entouré de bouillottes et surchargé d'édredons.

 

 

Plus tard,  Proust ajoutera, aux somnifères et au café, l'opium qui achèvera de léser son sommeil profond, sans oublier le sirop d'éther qu’il lui arrivait de prendre, bien qu’il en connût les conséquences graves. Il vivra les dernières années de sa vie reclus : " Je vis couché et ne mange pas, mais de temps en temps je me lève pour qu'on fasse ma chambre, et alors je vais dîner soi-disant au Ritz, parce qu'ayant des troubles de la parole il m'est très pénible de dîner chez des amis". Effectivement, les narcotiques affectaient son comportement, et parfois son travail intellectuel qu'il poursuivit néanmoins sans relâche, y épuisant ses dernières forces. Marcel Proust vit désormais dans une dépendance médicamenteuse qui contribue à l'anéantir et le prive de tout sommeil profond et réparateur. Les rêves eux aussi ont disparu, d'ailleurs Proust en parle peu en ce qui le concerne dans sa correspondance, mais en parle beaucoup dans son oeuvre. Ainsi, chez Bergotte, l’écrivain de La Recherche, les cauchemars sont constants, Proust ayant attribué à son personnage les mêmes insomnies et cauchemars que lui. D'autre part, Bergotte souffre d'hallucinations au moment de l'endormissement. Elles peuvent être intenses et non moins fréquentes. " Dans quels gouffres inexplorés le maître tout puissant nous conduira-t-il ? " - soupire-t-il.

 

 

D'ailleurs les cauchemars et hallucinations de Bergotte varient selon le narcotique absorbé, précise Proust. Ainsi, il y a le sommeil de l'opium, souligne le narrateur, de la valériane, de la belladone, tous différents. En provoquant le sommeil de façon artificielle, on obtient des phénomènes divers comme les fleurs que cultive le jardinier. Le sirop d'éther suscite une imagerie abondante, une désorientation momentanée, alors que l'opium occasionne une euphorie passagère. Proust a donc amalgamé des sensations et d'étranges visions qui se sont télescopées et peuvent être comparées à un voyage dans l'univers particulier des narcotiques.

 

 

C'est ainsi, poursuit Dominique Mabin, que le narrateur de La Recherche, dans le récit de la mort de Bergotte, fait allusion à différents événements liés au sommeil que nous connaissons bien aujourd’hui. Ses rapports avec l'insomnie ont révélé une analyse psychologique très aiguë, car fils et frère de médecin, il était au courant de l'action des médicaments sur le métabolisme. Mais c'est incontestablement grâce à sa correspondance que nous avons pu progresser dans la connaissance de sa maladie, celle d'un grand invalide respiratoire et sans doute cardiaque, insomniaque et poly-intoxiqué, alors que la plupart du temps l'histoire ne retient que sa seule maladie asthmatique. Son état général désastreux explique qu'il soit mort à 51 ans.

 

 

Le thème du sommeil devait accompagner Proust jusque dans les ultimes semaines de son existence. Dominique Mabin nous rappelle que les deux derniers textes publiés de son vivant et intitulés "La regarder dormir" et "Mes réveils" paraissent dans le numéro de la Nouvelle Revue française daté du 1er novembre 1922, dix-sept jours avant sa disparition. Il s'agit de deux fragments tirés de "La Prisonnière" qu'il corrige à ce moment-là, y apportant d'ailleurs des remaniements et des digressions étonnants. Symboliquement, l'oeuvre romanesque de Proust s'ouvre sur une évocation de sommeil : "Longtemps, je me suis couché de bonne heure" - et  cette évocation se retrouve dans ses derniers écrits ; ainsi dans le cercle créateur du sommeil, l'écrivain enferme-t-il la forme circulaire et infinie de son livre. Si bien que le lecteur peut faire sienne son affirmation première : " Un homme qui dort, tient en cercle autour de lui le fil des heures, l'ordre des années et des mondes ".

 
 

 

Armelle BARGUILLET HAUTELOIRE  

 

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30 septembre 2020 3 30 /09 /septembre /2020 09:18
Nairobi, le mont Kenya, pays des Kikuyus

En langue Maâ, Nairobi signifie " le commencement de toute beauté, la source de toute fraîcheur". Par elle-même la ville n'a pas grand intérêt. Si on l'apprécie, c'est surtout pour ses jardins que les Anglaises - probablement parce qu'elles s'ennuyaient en l'absence de leurs époux requis par leurs affaires et la chasse - ont su cultiver autour de leurs demeures. Si bien que la verdure a pénétré jusqu'au coeur des quartiers administratifs et qu'une débauche d'arbres, de plantes et de fleurs adoucit et éclaire cet univers de pierre et fait de Nairobi, peut-être la capitale la plus riante du continent africain.

Au début du siècle, le lieu était cependant inhospitalier, marécageux et infesté de bêtes sauvages. Mais il avait l'avantage d'être le dernier site plat avant l'escarpement du Rift. Aussi, est-ce en raison de cette commodité qu'il fût choisi pour établir le camp où vivraient en permanence les ingénieurs et les responsables du chemin de fer que les Anglais avaient entrepris de construire entre Mombasa et les rives du lac Victoria, afin de protéger les sources du Nil, d'en finir avec les caravanes des marchands d'esclaves et, par la même occasion, affirmer leur présence en Afrique de l'Est. Si les travaux pharaoniques nécessités par l'installation de la voie ferrée avaient coûté la vie à 2 500 ouvriers et fait 6 500 blessés, ils avaient permis très vite à Nairobi de se développer au point de détrôner l'antique Mombasa, d'affecter la ville neuve d'airs de plus en plus citadins au fur et à mesure qu'elle grandissait, s'imposait, voyait venir à elle industriels, hôteliers, marchands, négociants de tous poils et que s'implantaient les structures indispensables qui assureraient sa vie financière de grande cité. Mais si cette ville se proposait d'être un carrefour des religions, un centre urbain important où se côtoierait une société bigarrée, se signeraient des traités, délibéreraient des gouvernements, ce n'est pas là que se dévoile l'Afrique, ce n'est pas ici que bat son coeur. Pour l'atteindre et l'entendre, il est urgent d'emprunter le boulevard qui file vers l'ouest. Alors, soudain, s'ouvre devant nos yeux la grande Afrique, apparait le commencement de toute beauté.

On ne peut nier que la nature a façonné ce continent à une échelle monumentale où se découvrent aussi bien des prairies archaïques, qui semblent nous restituer les images fondamentales des grands espaces nourriciers, que des lacs vastes comme des mers, que l'on y baigne tantôt dans l'atmosphère mélancolique et étouffante des forêts, tantôt dans l'univers figé des neiges éternelles. Oui, les paysages les plus extrêmes s'y succèdent, depuis la savane quasi désertique à la végétation rare, que griffent ici et là quelques rus asséchés, jusqu'à la jungle équatoriale écrasée sous sa masse de feuillages parasites enlacée dans les noeuds de ses plantes rampantes et comme étouffée par la prolifération de ses végétaux. Rien ne semble apaiser l'appétit dévorant de la grandeur. Elle y est maîtresse de l'espace. Elle le conditionne selon le seul parti pris qui ait droit d'asile à ses yeux : le hors mesure. Non seulement elle est ici à son aise, mais elle y est sans rivale. Elle joue cavalier seul et ne se prive d'aucun excès. En ce pays où le fantastique rime avec quotidien, tout est disproportionné : les papillons sont gros comme des oiseaux, les montagnes, bien que situées à l'équateur, possèdent plusieurs glaciers et on traverse des régions désertiques comme des immensités sans confins. Rien en semble avoir changé depuis le commencement du monde. La lumière, l'eau, les nuages, les arbres ont conservé quelque chose de virginal, semblent se mouvoir dans leur fraîcheur native.

Nairobi, le mont Kenya, pays des KikuyusNairobi, le mont Kenya, pays des Kikuyus
Photos BarguilletPhotos Barguillet

Photos Barguillet

Au Kenya, qui se découvre au visiteur comme une terre promise, on peut à tout instant se croire revenu au commencement des Temps, quand rien encore n'avait changé, pas même le coeur de l'homme, et que le monde ouvrait les yeux à un avenir qui faisait encore la part belle à l'espérance, aucun danger ne paraissant être en mesure de le menacer. La splendeur, qui nous entoure, ne cesse d'émerveiller, d'inspirer un sentiment de reconnaissance et on se surprend à noter sur des petits carnets des descriptions de paysages qui vont des montagnes, dont les neiges éternelles alimentent des lacs couleur émeraude, font croître des forêts de camphriers et de conifères et tapissent les cratères d'une végétation de fougères géantes, de bambous et de lobélies, jusqu'aux rivières qui, après avoir dévalé dans un enchevêtrement de racines, se prélassent ensuite en déroulant, au long de leur cours devenu tranquille, une longue traînée arborescente, si bien que l'on est très vite gagné par une ivresse jubilatoire. 

Nous sommes ici au pays des Kikuyus, des gens de petite taille qui descendent des Bantous et dont on trouve les traces dès le troisième millénaire. Aucun détail ne permet cependant de situer les Kikuyus hors de la zone de collines qui entoure les flancs du mont Kenya où ils demeurent depuis le XVIe siècle, cultivant le café et le sisal et que, pour toutes sortes de raisons, on appelle "le pays Kikuyu". Et, il est vrai qu'aucune région n'est peut-être plus belle que la leur. Lorsque l'on vient de Nairobi, on traverse une succession de collines pressées les unes contre les autres, dans un paysage plein de mesure, dont les cultures les plus odorantes sont celles des caféiers aux poudreuses fleurs blanches et au parfum sucré. Puis, brusquement, tout change et s'entrechoque ; après les champs soignés et les forêts, on débouche sur l'escarpement du Rift et on s'engage dans des sentiers qui longent des failles abruptes pour atteindre un plateau au milieu de buissons de jasmin, d'arbres candélabres et d'épineux. Par la suite, on pénétrera dans d'épaisses forêts de cèdres entremêlés de lianes et de mousses aériennes, sous lesquelles poussent des orchidées et où abondent les éléphants, les buffles et les panthères, avant de gagner, après une longue et épuisante ascension, les sommets de cristal. Là, les sons eux-mêmes deviennent fragiles et tout est beau de la clarté bleue des glaciers aux pentes hérissées de séneçons. La légende Kikuyu veut que leur ancêtre Gekoyo eut un jour la visite de leur dieu et que celui-ci le transporta en haut de la montagne voilée devenue le Mont Kenya. Lui montrant l'ensemble du panorama composé de collines et de pâturages, de torrents et de troupeaux, il lui dit que désormais cet Eden lui appartenait parce qu'il en avait décidé ainsi. Dès lors, les Kikuyus se fixèrent en ces lieux et devinrent cultivateurs.

 

Armelle BARGUILLET HAUTELOIRE

 

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Les Kikuyus sont devenus un peuple de cultivateurs.Les Kikuyus sont devenus un peuple de cultivateurs.

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28 septembre 2020 1 28 /09 /septembre /2020 07:53
L'Ecclésiaste

«Vanité, vanité, tout n’est que vanité». Cette maxime des millions de fois répétée, mille fois écrite, inusable, inoxydable, introduit L’Ecclésiaste, ce court texte inséré dans la Bible hébraïque dans le Ketouvim, parmi les « Cinq rouleaux », entre les Lamentations et le Livre d’Esther. La Bible est composée de textes différents rassemblés dans un même livre dont il existe plusieurs versions. A la lecture de « L’Ecclésiaste » on pourrait penser que ce texte avait pu être rédigé par le roi Salomon lui-même, « Moi, l’Ecclésiaste, qui fut roi d’Israël dans Jérusalem, je résolus de rechercher et d’examiner tout ce qui se passe sous le soleil… », mais le contenu et la forme ont orienté les exégètes vers d’autres hypothèses dont aucune, à ce jour, n’a pu être validée. L’Ecclésiaste reste donc un texte pseudépigraphe, attribué à un auteur dont le nom ne correspond vraisemblablement pas à son identité réelle.

 

L’Ecclésiaste, selon les datations, aurait été rédigé entre le IIIème et le Ier siècle avant notre ère. L’édition proposée par Louise Bottu Editions correspond à la traduction de Lemaistre de Sacy revue et corrigée par le préfacier  Frédéric Schiffter. Dans cette préface, il fait une lecture de L’Ecclésiaste en parallèle avec certains textes de Spinoza que je n’ai pas lus, je ne peux donc apporter aucune remarque à cette préface. Je pourrais seulement souligner que le préfacier a, chez ce même éditeur, publié « Le voluptueux inquiet », une réponse à « La lettre sur le bonheur » d’Epicure. On remarque donc qu’Epicure, le pseudo Ménécée et l’auteur de l’Ecclésiaste partagent une certaine vision de la vie sur terre.

 

L’Ecclésiaste estime que dans la vie tout est vanité, vanité au sens puérilité, futilité, vanité. «  J’ai trouvé que tout était vanité, à commencer par les actions des hommes qui ne sont que brassage d’air ». Tout au long de son texte, il répète que tout est vanité, l’argent, le pouvoir, les richesses matérielles. Le riche comme le pauvre décédera un jour. Même les efforts sont inutiles car les fruits, qu’ils porteront,  ne seront qu’éphémères. Le laborieux, le besogneux  ne seront pas récompensés de leurs efforts et n’auront pas une  meilleure fin que le fainéant et le profiteur. « On enterre le sage comme le fou ».

 

Selon L’Ecclésiaste, la vie ne serait qu’acceptation, résilience, mesure, sagesse. Il conviendrait, d’accepter le temps, et ce qu’il contient, comme il vient. L’auteur récuse les philosophes et les scientifiques qui ne peuvent en rien améliorer la vie sur terre. « J’ai constaté que même la philosophie n’épargnait pas l’accablement et, même, que la science accroissait la peine . (…)  Ne vaut-il pas mieux pour tout un chacun se contenter de manger, de boire  et de se satisfaire, mais seul, du fruit de ses travaux ? ».

 

La fatalité a accablé l’homme quand il est apparu sur terre. « Le seul péché dont les humains se rendent coupables génération après génération est celui de naître et leur châtiment celui de vivre ensemble ». L’homme ne changera  jamais son destin car tout a déjà été écrit et tout le sera à nouveau, le changement n’existe pas. « Pourtant ce qui s’est produit autrefois se produira à l’avenir, ce qui fut sera de nouveau ».

 

Ce qui m’étonne le plus dans ce court passage, ce sont la misanthropie et la misogynie affichées par l’auteur, même si on peut penser qu’autre temps autres mœurs.  « Entre mille hommes on en peut trouver un estimable ; mais, parmi toutes les femmes, pas une seule ». Et pourtant la femme est bien nécessaire à l’homme pour qu’il vive en harmonie avec les préceptes énoncés par l’auteur : « Voilà pourquoi il nous faut jouir de la vie passagère avec la femme que nous aimons, pendant tous les jours de notre vie passagère ».

 

J’ai trouvé dans ce texte des principes qui pourraient avoir été empruntés aux Epicuriens et mélangés avec d’autres puisés chez les Stoïciens, impression personnelle peut-être, mais ce qui est sûr c’est que ce texte semble bien peu religieux, il est surtout moral, conseillant de profiter de la vie en toute modération. « Profitons du bonheur quand il se présente et préparons-nous au malheur» car « Le seul bonheur que Dieu donne aux hommes sous le soleil, et dont ils doivent se contenter de la naissance à la mort, consiste à manger, boire, se réjouir, se reposer ». Certains trouveront que c’est peu mais c’est déjà beaucoup quand on considère toutes les calamités qui ont affligé, affligent encore, et affligeront  toujours, l’humanité.

« La tragédie des hommes est que le monde n’est pas fait pour eux et qu’il n’y en a pas d’autre… »


Denis BILLAMBOZ


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L'Ecclésiaste
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21 septembre 2020 1 21 /09 /septembre /2020 07:55
La lumière de l'archange de Gérard Adam

Gérard Adam a été en mission en Afrique alors que le virus Ebola y causait des ravages, de cette expérience, il a tiré un roman prémonitoire qui annonce par, bien des aspects, ce que  nous vivons aujourd’hui.

 

 

La lumière de l’archange

Gérard Adam (1946 - ….)

 

 

En cette période de pandémie, les Editions M.E.O rééditent le roman de Gérard Adam écrit entre 1986 et 1990, un texte prémonitoire qui évoque une épidémie née au cœur de l’Afrique, aux confins de la Centrafrique, du Congo (Zaïre) et du Cameroun, menaçant l’avenir même de l’humanité en 1999, au moment du changement de millénaire, même si celui-ci n’est effectif qu’à la fin de l’an 2000. Pour bien comprendre ce livre, il faut en apprécier les divers temps  : celui de l’écriture entre 1986 et 1990, celui de l’intrigue 1999, celui de la réédition 2020 et, sans qu’il y soit fait allusion, celui de la pandémie devenue effective : 2019/2020. La pandémie actuelle pourrait donc être celle que Gérard Adam a annoncée à la fin des années quatre-vingt du siècle dernier, celle qui ne serait pas advenue au changement de millénaire mais peut-être celle qui sévit actuellement. Il convient aussi de prendre en compte le temps d’avant, le temps de l’enfance, le temps de la jeunesse, le temps de la construction des amitiés et des réseaux, notamment le Club Saint Michel. Et, enfin, le temps des bonheurs et des épreuves.

 

Pour suivre l’histoire, il est nécessaire de bien situer les événements dans l’espace, la région de Nola, notamment le monastère de San Miquel de Mar, lieu mythique où vivent deux personnages, gardiens de la mythologie qui a vu naître le Club Saint Michel, le lieu de l’enfance du héros, Pierre Lhermitte, le lieu de sa convalescence, l'Occitanie, et tous les lieux, dispersés dans le monde, qui hébergent les chercheurs réunis au sein de Club Saint Michel.

 

L’épidémie a atteint le Professeur Lhermitte, responsable de son éradication. Il passe sa convalescence à proximité du monastère avant de rejoindre son poste au cœur de l’Afrique, sur le terrain, pour contenir l’épidémie et la nouvelle phase qui se dessine. Cette épidémie ressemble à toutes les épidémies virales comme celle que nous connaissons actuellement. Gérard Adam est médecin, il a été affecté en Afrique pour combattre ce type de maladie, il connait très bien le sujet. Et, déjà,  il y a trente ans, il évoquait les conflits de personnes sur la gestion de la crise sanitaire, sur les méthodes de lutte contre le virus, sur la compétition entre les chercheurs mais aussi des luttes d’égos…

 

L’aspect sanitaire est très important dans le livre mais il n’en est pas le cœur, l’auteur cherche plus à montrer l’aspect humain d’une telle crise, véritable révélateur de nos forces et faiblesses devant la remise en cause de  l’humanité elle-même. Comme l’histoire est racontée par le héros, qui a connu lui-même la maladie, il  évoque un chapitre souvent éludé, celui de la souffrance, de la douleur, du délire, de la peur, du stress… sur lesquels il met des mots, des images, des pensées, des angoisses. Il évoque aussi l’aspect social en envisageant la naissance d’une autre société dans un autre monde.

 

Mais l’aspect de cette prémonition, qui me semble  le plus important, est la dimension métaphysique que l’auteur donne à celle-ci. Il semble  qu’il ait été, et soit encore, plus ou moins convaincu qu’un risque de pandémie fatale pour l’humanité existe. C’est peut-être la raison pour laquelle  il a voulu s'attarder sur la dimension mystique de l'histoire : la lutte entre Saint Michel, celui du monastère, et le dragon qui incarne le diable. La lutte du bien contre le mal, la lutte entre ceux qui considèrent le mal comme une punition divine et ceux qui croit encore en l’homme. Gérard Adam puise au plus profond de la foi cathare, à travers une approche mythanalytique enseignée par une vieille dominicaine gardienne des croyances médiévales qui envoyaient les ordres mendiants sur les chemins de la chrétienté pour rappeler aux croyants l’humilité, la charité, la foi et l’amour du prochain. Le raisonnement de l’auteur ne s’arrête pas là, il va plus loin encore, au plus profond de l’homme, peut-être là où certains considèrent que siège le cerveau reptilien, celui qui existait avant que l’homme pense, celui qui guidait l’homme vers la survie, le développement de son espèce, la station debout, ce long parcours qui le conduira … à la pensé. Mais la pensée n’enfante pas que le bien, elle peut aussi accoucher du mal, celui qui anéantira l’espèce, sauf si quelques êtres «primitifs» dirigés par leur cerveau reptilien, réinventent la vie.

 

Ce livre est éminemment prémonitoire même s’il manque sa cible de deux décennies mais je ne crois pas que l’auteur voulait avertir l’humanité d’une telle possibilité, je crois surtout qu’il voulait montrer que l’homme est le principal ennemi de l’homme et qu’un retour à des valeurs très primaires peuvent faire renaître une autre humanité plus … humaine. Mais, ce livre est tellement riche que chacun y puisera son message.


Denis BILLAMBOZ


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Gérard Adam

Gérard Adam

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19 septembre 2020 6 19 /09 /septembre /2020 08:51
Le cercle de famille

Chacun de nous a eu à un moment de sa vie, à la suite d'un changement de situation, d'un déménagement ou simplement du départ des enfants vers leur vie d'adulte, l'obligation de se désencombrer. Mais, entre ce qu'il est indispensable de conserver et sage de sacrifier, comment faire la juste part ? L'adieu aux choses s'auréole volontiers d'une mélancolie passagère dont je guéris aisément, parce que j'aime assez cette idée d'allègement, cette façon d'aborder l'avenir avec le moins de bagage possible. Oui, s'alléger, se délester me conviennent. Il y eut une époque où je me disais que j'aurais pu vivre à l'hôtel, être ainsi de passage comme quelqu'un en transit entre plusieurs destinations. Mais cela était impossible, dès lors que je fondais une famille, souhaitais des enfants. Il  y eut donc un havre plein de rires et de projets, un lieu d'accostage où il a fait si bon vivre ensemble. Puis les enfants sont partis. C'était normal : nous leur avions appris à nous quitter afin de devenir adultes, autonomes à leur tour. Et mon mari et moi nous sommes retrouvés nomades, dans une parenthèse flottante, prêts à recommencer une nouvelle vie, à envisager d'autres escales. L'eau a toujours été présente. Enfant, ce furent les rives de la Loire, le bord des Mauves ; jeune femme, le lac d'Annecy avec ses courbes gracieuses, de toutes parts gaves et avens qui creusent plus profondément leur lit. Aujourd'hui, c'est la mer autour et devant moi, invitation permanente au voyage. Aussi est-il bon d'alléger la carène qui nous mènera un matin ou un soir au terme du périple.

 

L'appartement étant devenu un peu grand, nous avons jugé sage de réduire notre espace vital et de passer de 130m2 à 80m2. Pour y parvenir, nous avons trié, jeté, donné, classé documents, archives, lettres et surtout photos qui sont venues discrètement se réanimer dans mes mains : amours défunts, visages saisis au hasard des jours, papiers jaunis qui parlent d'une actualité ensevelie dans le suaire du temps, sourires fugitifs, regards qui semblent prolonger l'interrogation. Pour mieux appréhender l'immensité de ces absences, j'y ai volontiers attardé ma pensée. Nostalgie de ce qui n'a jamais cessé de s'éloigner et de se perdre, inquiétude face à la temporalité dans laquelle nous baignons, caravaniers des sables dont les traces s'effacent au fur et à mesure de nos pas et nous confinent dans l'éphémère.

 

Il est vrai qu'il faut beaucoup de temps pour devenir adulte et peu pour devenir vieux. Soudain on se retourne et notre avenir s'éloigne. Aurions-nous tourné en rond ? Ce que l'on découvre sont des choses que, curieusement, nous reconnaissons comme si nous les portions en nous depuis toujours. Nous ne traversons plus l'inconnu mais l'une de ces bonnes vieilles terres qui nous colle aux talons. Nous sommes les enfants d'une civilisation,  d'un pays qui a une âme et un visage et s'ordonne autour d'un axe qui se nomme  "le Cercle de famille". En feuilletant les albums, en nous attardant sur les témoignages et les photos, n'est-ce pas une ressemblance que nous quêtons, quelque chose d'indicible que l'objectif a fixé tant il est vrai que sans passé il n'y a pas d'avenir, point d'arbre sans racine, pas d'homme sans mémoire. Grâce aux promesses du futur, nos vies ne sombreront pas dans l'oubli ainsi que des péninsules isolées. Elles deviendront des légendes profondes, des fleuves qui, de leur source à leur estuaire, laisseront une trace sur l'atlas immatériel du temps. Nous ne sommes pas apparus ici ou là par hasard, non ! Notre existence prend un sens, s'inscrit dans une lignée, porte un message. Rien ne s'arrête, rien ne se fige, notre descendance amorce son voyage inexorable  dans le temps.   

                                         

Armelle BARGUILLET  HAUTELOIRE

 

 

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Mes enfants  Laurence et Erwann.

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Mes petits-enfants  ( Nicolas, Céline et Margaux )

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Ma petite fille Margaux  tenant dans ses bras sa fille Adèle, mon arrière petite-fille.

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Mes petits-enfants  (Antoine et Owen) avec leur père.

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Deux de mes arrière petits-enfants Hadrien. et Adèle
Deux de mes arrière petits-enfants Hadrien. et Adèle

Deux de mes arrière petits-enfants Hadrien. et Adèle

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29 août 2020 6 29 /08 /août /2020 09:04
Lors d'un concert - lecture au Grand-Hôtel de Cabourg avec Laura Rabia et Marie Pascale Talbot

Lors d'un concert - lecture au Grand-Hôtel de Cabourg avec Laura Rabia et Marie Pascale Talbot

Une page se tourne pour moi en cette fin de mois d'août 2020 après douze années où j'ai eu la chance d'être l'un des membres du conseil d’administration du Cercle proustien de Cabourg-Balbec, créé en 2000 par Pierre Henry et le maire en place à l’époque Jean-Paul Henriet. Il n’y avait rien alors à Cabourg, pas davantage à Trouville d’ailleurs, sur cet écrivain qui a fait entrer les deux stations balnéaires normandes dans quelques-unes des plus belles pages de la littérature. Cet oubli réparé, le Cercle s’est édifié grâce au travail de chacun, dont l’inoubliable Yvette Le Roux qui  sut fédérer un groupe solide autour de la mémoire vivante de l’écrivain. Après sa mort, Laurent Fraisse d’abord, puis Jean-Paul Henriet ont assuré la relève et contribué à amplifier sans cesse ce patchwork qui propose des conférences, des visites, des évocations nombreuses et également un prix « La Madeleine d’or » attribué tous les deux ans à un ouvrage sur Proust et que préside l’auteure de « Madame Proust », Evelyne Bloch-Dano.

 

 

Premier dîner au Grand Hôtel avec mon mari en 2005.

Premier dîner au Grand Hôtel avec mon mari en 2005.

Jean-Paul Henriet remettant le prix de la Madeleine d'or à Claude Arnaud en 2013 pour "Proust contre Cocteau".

Jean-Paul Henriet remettant le prix de la Madeleine d'or à Claude Arnaud en 2013 pour "Proust contre Cocteau".

 

A Cabourg, nous avons reçu quelques-uns des plus grands spécialistes et écrivains proustiens dont Jean-Yves Tadié, Luc Fraisse, les professeurs japonais et américain Yoshikawa et Carter et permis à nos adhérents de visiter des lieux jamais ouverts au public où Proust focalisa quelques-unes des images qui illustrent sa Recherche. Il y avait, par ailleurs, les réceptions au Grand-Hôtel dans un cadre empreint du souvenir de Proust où se sont succédés concerts, conférences et, fin novembre, les fameux dîners, mettant un terme hautement gustatif aux événements qui avaient jalonné l’année. Il faut imaginer la salle-à-manger, l'aquarium, décrite par l’écrivain, où il dînait durant ses étés cabourgeais et où nous avons eu le bonheur, à plusieurs reprises, d’écouter les mélodies de Reynaldo Hahn, de Fauré ou de César Franck qui ont  initié la petite musique de Vinteuil. Beaux moments qui nous mettaient en phase avec cette Recherche, l’un des plus grands chefs-d’œuvre de la littérature et que le Cercle se prépare à prolonger avec une nouvelle équipe, assurant ainsi un travail de mémoire.


Ces moments restent pour moi inoubliables. Ils ont contribué à me permettre d’approfondir une oeuvre de première grandeur, à mieux entrer en osmose avec  une sensibilité qui a su tout évoquer de l’homme, à me familiariser avec un environnement qui n’a cessé de m’inspirer à mon tour et de me fondre dans des paysages que l’écrivain a contemplés et aimés. C’est une sorte de voyage que nous avons fait en sa compagnie et cela reste une expérience unique qui a nourri quelques-unes des plus riches heures de ma vie.

 

Armelle BARGUILLET HAUTELOIRE

 

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Une de nos assemblées générales. Madame Leroux présidait encore entre Jean-Paul Henriet à sa droite et Laurent Fraisse à sa gauche.

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Avec mon amie Anne Herdt lors d'une conférence en juillet 2015. Elle lisait les textes de Proust qui illustraient mes propos.

Avec mon amie Anne Herdt lors d'une conférence en juillet 2015. Elle lisait les textes de Proust qui illustraient mes propos.

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10 août 2020 1 10 /08 /août /2020 12:21
La littérature a-t-elle un avenir aujourd'hui ?

Si la poésie est quasi en voie de disparition en cette seconde décade du XXIe siècle, qu'en est-il de la littérature ? Quelle place tient-elle encore dans notre culture et, à la lumière de son passé, qu'en est-il de son avenir ?


La raison d'être de la littérature est d'exprimer l'homme, ses rêves, ses aspirations, sa réalité tout entière. Aussi est-elle au premier chef un témoignage. De La chanson de Roland à Alain Robbe-Grillet elle n'a cessé de témoigner de la grandeur et de l'absurdité des choses, de la fidélité à l'engagement et du désarroi de la culpabilité. Elle est en elle-même un fait vivant, mouvant, remuant et cette vitalité, qui l'anime, n'a d'autre cause que la validité qu'ont les idées à exercer dans les livres une forme de radioactivité. Cela tient également aux auteurs qui ont eu pour objectif d'imprimer à leurs écrits leur force de persuasion et le rayonnement spirituel de leur temps. Ce sont ceux que Maurice Barrès nomme les bienfaiteurs. Sans leur contribution, la pensée et l'art ne bénéficieraient pas du même éclat et notre civilisation du même retentissement. Que serait, en effet, la poésie française sans Villon et Baudelaire, la pensée moderne sans Descartes ? Il y a, d'une part, les hommes et autour d'eux, une époque qu'ils inspirent ou subissent ; d'autre part, les lieux d'influences : les chambres des dames, les cours d'amour, les étapes de pèlerinage, la maison des princes, les champs de bataille, les salons, les cafés, les académies. Et, par-dessus, l'esprit du siècle, s'il est grand. La Renaissance fera Ronsard, le XVIIe Racine, Molière et Bossuet, le XVIIIe Voltaire et Diderot, le XIXe les Romantiques, le XXe Valéry, Proust, Camus et le XXIe ?


Entre ces créateurs et ces créatures, à la fois miroir de la vie, tableau de l'esprit et histoire des hommes, la littérature est à elle seule un monde dans sa pluralité, sa longue coulée ininterrompue. Mais à quel prix ? Rappelons-nous l'autorité, les superstitions, l'injustice, l'esprit de revanche, la routine, la police des moeurs qui n'ont cessé de l'opprimer et de ralentir sa progression. Rutebeuf était un gueux aux pieds nus, Villon se lamentait au fond d'un cachot, Montaigne et Rabelais étaient contraints à des précautions pour ne pas avoir maille à partir avec la Sorbonne et l'Inquisition. Tel est, de siècle en siècle, le prix du talent et la foi en ses idées qui peuvent, de par leur audace ou leur modernité, heurter momentanément l'opinion publique pour la raison qu'ils la devancent dans ses voeux et l’ébranlent dans ses assises.


De nos jours, la critique aime à parler de crise et elle n'a pas tort. Il est évident que le monde l'est en permanence. Et la littérature ne peut y échapper, dans la mesure où elle est l'une des fleurs de la conscience humaine. Au point que le roman s'interroge aujourd'hui sur ses moyens et sur ses fins et que le mélange des genres crée une confusion regrettable, du simple fait que les auteurs se réclament d'une sincérité et d'une vérité qu'ils se refusent à reconnaître dans d'autres miroirs que les leurs. Ici on emprunte au poète, là au philosophe, ailleurs à l'homme de cinéma, voire au peintre abstrait. Le théâtre, lui-même, se cherche entre le film et la tragédie, le travail de laboratoire et le grand jeu populaire, tandis que la critique, au-delà de l'appréciation des formes, tente de définir la nature du langage et les catégories permanentes de l'esprit humain.


Heureusement une crise ne signifie pas nécessairement un appauvrissement... Même si la littérature doit traverser une période de défaveur et le roman céder une part de sa place, le fait littéraire perdure. Lui qui est l'instrument de conservation et d'accroissement par excellence du capital humain. N'est-ce pas un nouvel homme qui prend lentement conscience de lui-même et, ce, au prix d'une inévitable mutation et de réels traumatismes. Car à la crise politique s'est jointe une crise morale : les bouleversements de la logique et des mathématiques n'ont-ils pas suggéré une autre idée de la raison ; ceux de la psychologie et de la psychanalyse une autre idée de la conscience, ceux des sciences physiques et des techniques une autre idée de la puissance ? Enfin le travail des explorateurs a précisé à l'homme sa place sur l'échiquier du monde et celui des grands humanistes une idée plus complète et plus riche de sa diversité ethnique. Dans n'importe quel pays, désormais, un écrivain sait ce qu'il doit à Shakespeare et Montaigne, Goethe et Pascal, Nietzsche et Dostoiëvski, Poe et Faulkner, Cervantès et Dante dans sa formation personnelle, le jeu de ses influences et l'écho qu'il entend donner à son oeuvre.


Si la littérature se refuse à tomber dans les pièges de la sous-culture et du néant, si elle garde la foi en sa vocation de tenir le juste équilibre entre les extrêmes, le rêve et le réel, le chimérique et le possible, équilibre certes provisoire, mais qu'elle a su conserver à travers tant d'épreuves, d'échecs et de fractures, l'espoir demeure qu'elle maintienne sa permanence dans le temps, tout en accompagnant l'esprit dans sa marche et l'homme dans son inquiétude.

 

 

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29 juillet 2020 3 29 /07 /juillet /2020 08:59
Virginia Woolf peinte par Roger Fry

Virginia Woolf peinte par Roger Fry

Les oeuvres romanesques de Virginia Woolf ont fait leur entrée dans la Pléiade, consécration suprême pour l'un des grands écrivains britanniques du XXe siècle, hommage aux variations impressionnistes d'une plume qui se plaisait en une alternance savamment dosée de transparence et d'opacité. Femme douée d'hypersensibilité, Virginia Woolf passait sans transition de la dépression la plus totale à l'exaltation la plus vive, demeurant dans son imaginaire en un halo de songes et de réminiscences très proustiennes comme elle l'exprime dans "Vers le phare" ( 1927 ), évocation d'une petite fille perdue au beau milieu " de cette spacieuse cathédrale " qu'est l'enfance. Elle n'en sortira jamais, captive en permanence du flux et reflux de sa vie intérieure, "ces moments d'être" - précisait-elle en un style délié et ondoyant qui savait si bien dire l'essence des choses, les inflexions de l'âme, les détresses de l'esprit et les caprices du monde.

 

Née en 1882 dans une famille recomposée et érudite, entourée de livres, tout la prédisposait à la littérature à laquelle son père, éminent critique et lecteur assidu, l'entraînera très vite. Sa première épouse n'était autre que la fille de William Thackeray, l'auteur des "Mémoires de Barry Lyndon". Ainsi  Virginia croisera-t-elle, dès son jeune âge, des personnalités comme Henry James à qui elle sera redevable de la technique narrative dite "le courant de conscience" et de quelques autres sommités de l'époque.

 

Peu après le décès de son père en 1904, elle s'installe à Bloomsbury, un quartier bohême londonien où, chaque jeudi, elle recevra quelques-uns des artistes les plus prometteurs, dont le romancier E.M. Forster, le biographe Lytton Strachey, les peintres Roger Fry et Duncan Grant et l'auteur Léonard Woolf qu'elle épousera sans l'aimer pour autant. Tous deux formeront le "Bloomsbury Group", cénacle et foyer d'incubation des arts avant la Grande Guerre avec un côté anti-conformiste affirmé et volontiers hippie avant l'heure. La promiscuité s'y prêtant, les liaisons homosexuelles se multiplieront auxquelles Virginia cédera, ayant connu de nombreuses amitiés féminines dont certaines se transformeront en amour, ce sera le cas avec Katherine Mansfield et Vita Sackville-West qui lui inspireront l'une et l'autre la biographie imaginaire d'Orlando ( 1928 ), créature androgyne et baroque à la croisée des genres.

 

Son mari sera pour elle un père plus qu'un amant, père tyrannique l'accusera-t-elle à tort, car cet homme, ayant renoncé à sa propre carrière littéraire qui s'annonçait prometteuse, se consacrera entièrement à elle, devenant son infirmier, son aide-soignant et lui évitant probablement l'internement. Ensemble, ils lanceront en 1917 l'une des plus fécondes aventures éditoriales de la première moitié du XXe siècle : la Hogarth Press qui publiera des auteurs comme Freud, Eliot, Rilke et quelques autres de même pointure, sans oublier Virginia évidemment.

 

En tant qu'écrivain, elle sera à l'aise dans tous les registres : critique, biographie, lettre, roman, autobiographie, récit, servi par un style fantasque qui sait épouser  les prismes de couleur et se livrer sans retenue à la poésie comme à la fiction, aux descriptions de la nature comme aux aveux intimes. Ainsi couche-t-elle sur le papier, et selon son inspiration et les circonstances, les perfidies humaines et les vérités profondes, cédant tantôt aux désespoirs les plus fous, tantôt aux éblouissements les plus enfantins, avec cette grâce d'écriture qui n'appartient qu'à elle. Sa sensibilité vibrante et sa fragilité assumée lui permettront d'illuminer ses pages de la magie de l'illusion comme l'exprime le titre de l'un de ses ouvrages "La traversée des apparences" ( 1915 ). En définitive, il ne se passe presque rien dans ses livres, l'action est reléguée au second plan au bénéfice des monologues intérieurs, des rêveries précieuses, des réflexions sur le quotidien, le vain, l'inutile, qui tout à coup s'octroient une importance troublante. Si Virginia Woolf a retenu l'insignifiance des choses, c'est qu'elle la considérait comme signifiante de la condition humaine.

 

Chez elle l'écriture était une résurrection, une tentative d'exister et de se perpétuer au-delà de soi. Cet univers étonnamment désincarné évoque l'aquarelle où se promèneraient, à peine visibles, des personnages évanescents, en apesanteur dans un monde qui seul fixe le trait. Dès son adolescence, Virginia se sentira à l'étroit dans une société édouardienne où le rôle des femmes était encore mal défini. C'est ce qui fera d'elle une féministe confirmée qui ne se privera pas de venger son sexe comprimé par les mâles victoriens. Ainsi en sera-t-il dans "Une chambre à soi" ( 1929 ) et "Trois Guinées" ( 1938 ) qui, sans constituer l'essentiel de son oeuvre, lui a mérité la quasi béatification de la part des mouvements féministes.

 

Mais ne la réduisons pas à cela, l'essentiel de sa production romanesque ne met en avant aucune thèse particulière. Ce qui la singularise n'est-ce pas davantage sa féminité étrange, l'imprégnation du mystère qu'elle dégage et la puissance de ses évocations poétiques ? Plus que féministe, elle est intensément féminine et jamais plus que dans ses livres où l'on sent si bien se dessiner les frontières qui séparent les hommes des femmes. L'idée d'être incomprise, tout ensemble futile, subjective et délaissée baigne la plupart de ses oeuvres. Il y a chez elle une délectation morose, mais comment en serait-il autrement de la part d'une femme qui n'a cessé de monologuer avec la mort depuis sa jeunesse ! Cette mort qu'elle rejoindra volontairement le 28 mars 1941 à l'âge de 59 ans. Elle qui avait goûté à l'ivresse et à la folie se savait parvenue au terme de son voyage terrestre et s'accordait l'ultime liberté de choisir son moment et son heure pour quitter le monde des apparences pour l'autre. Lestée de lourdes pierres, elle se laissera glisser dans l'onde glacée d'un cours d'eau, afin de se dissoudre dans l'élément liquide, elle qui avait écrit dans son ultime ouvrage "Entre les actes" ( 1941 ) cette phrase prémonitoire : "Puisse l'eau me recouvrir". Ainsi disparaissait physiquement pour mieux renaître littérairement cette femme-enfant que Marguerite Yourcenar, autre grande dame des lettres, décrivait ainsi : "Un pâle visage de jeune Parque à peine vieillie, mais délicieusement marquée des signes de la pensée et de la lassitude".

 

Oeuvres romanesques de Virginia Woolf - Gallimard/La Pléiade - 2 volumes 

 

Armelle BARGUILLET HAUTELOIRE

 

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Virginia Woolf et son père

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28 juillet 2020 2 28 /07 /juillet /2020 08:15
Fortuny, l'enchanteur de Venise

Qui était ce Mariano  Fortuny que l’on nommait le magicien ou l'enchanteur de Venise et dont le nom est lié à la Sérénissime et pour quelles raisons figure-t-il dans quelques-unes des œuvres littéraires les plus marquantes de son temps ? En ce qui concerne Proust, est-ce dans les salons que tout jeune l'écrivain s’est plu à fréquenter et où il croisait aussi bien des actrices comme  Sarah  Bernhardt que des femmes de l’aristocratie comme la  belle comtesse Greffulhe, qu’admirateur de leur élégance il fit ainsi connaissance de ce nom ? Car dans la Recherche, Fortuny est d’abord un nom, un nom prononcé par Elstir alors que le narrateur lui rend visite dans son atelier en compagnie d’Albertine et de ses amies. Ce sont ces femmes que Mariano Fortuny y Madrazo habillait. En ce début de XXe siècle, la mode se cherchait et hésitait entre des talents aussi divers que ceux de Jeanne Lanvin, de Madeleine Vionnet et de Paul Poiret. A cet égard, Fortuny ne fut jamais à proprement parler un couturier. Il ne présentait pas de collection, ce qu’il cherchait avant tout autre chose était un style idéal et intemporel, une alchimie savante entre matière et forme où se mêlaient l’Antiquité, l’Orient et la Renaissance et dont il travaillait les modèles selon des techniques très précises : celle du plissé, de la richesse des étoffes et de leurs précieuses couleurs. Ecoutons dans la Recherche le nom de Fortuny prononcé pour la première fois :
 

Oh ! je voudrais bien voir les guipures dont vous me parlez, c’est si joli le point de Venise ! s’écriait-elle ; d’ailleurs j’aimerais tant aller à Venise !  – Vous pourrez peut-être bientôt, lui dit Elstir, contempler les étoffes merveilleuses qu’on portait là-bas. On ne les voyait plus que dans les tableaux des peintres vénitiens, ou alors très rarement dans les trésors des églises, parfois même il y en avait une qui passait dans une vente. Mais on dit qu’un artiste de Venise, Fortuny, a retrouvé le secret de leur fabrication et qu’avant quelques années les femmes pourront se promener, et surtout rester chez elles, dans des brocarts aussi magnifiques que ceux que Venise ornait, pour ses patriciennes, avec des dessins d’Orient. »     (A l’ombre des jeunes filles en fleurs)


Mais avant de nous intéresser au Fortuny de Marcel Proust, commençons par faire connaissance de l’homme dans sa vie personnelle qui fut d’une exceptionnelle richesse, celle d’un artiste aux dons multiples et espagnol d’origine. Peintre de chevalet et de fresques monumentales, graveur et sculpteur à ses heures, Fortuny fut également décorateur de théâtre, inventeur de nouveaux procédés d’éclairage, photographe (plus de 10.000 clichés sont conservés au musée Fortuny de Venise), collectionneur – il dessinait lui-même son mobilier quand il ne jouait pas à l’antiquaire - et incomparable créateur de tissu. Il ne vint à la couture qu’assez tard et à la manière d’un peintre, en touche à tout de génie et en metteur en scène fastueux et inné de la beauté.

 

L’aventure familiale débute avec le grand-père catalan devenu peintre officiel, attaché à la municipalité barcelonaise et que ses campagnes sur le territoire colonial espagnol avaient sensibilisé à ces univers d’Outre-mer. Mariano vit le jour à Grenade le 11 mai 1871 et allait baigner, dès son âge le plus tendre, dans un milieu artistique épris d’orientalisme. Sa mère, la belle et autoritaire Cécilia de Madrazo, était l’héritière de la dynastie fondatrice du musée du Prado et son père Mariano Fortuny y Marsal, un sculpteur, peintre et graveur qui mourut à 38 ans de la malaria alors qu’il commençait à se faire un nom. Le jeune Fortuny partagera son enfance entre Rome où son père possédait un atelier et Capricio près de Naples, avant de gagner Paris avec sa mère et sa sœur, de deux ans son aînée, pour rejoindre un oncle maternel, peintre lui aussi, après la disparition de son père. Jusqu’à l’âge de 18 ans, Mariano fréquentera les ateliers parisiens, se familiarisera avec les mondanités, passant des salons des belles clientes de son oncle Raimundo de Madrazo y Garreta, portraitiste célèbre, ami de Madeleine Lemaire et époux de Maria Hahn la sœur de Reynaldo, au salon de sa mère dans lequel se pressait la communauté artistique espagnole. Il n’y a donc rien de surprenant que Proust ait entendu parler de Fortuny, ne serait-ce que par Reynaldo, l’ami de cœur, et par Madeleine Lemaire, la femme qui a peint le plus de roses et qui n’est pas tout à fait étrangère au personnage de Madame  Verdurin. Il est d’ailleurs probable, et quasiment certain, que lors de son premier voyage à Venise en avril 1900, l’écrivain fut reçu par Cécilia de Madrazo au Palazzo Martinengo où celle-ci s’était finalement installée avec ses enfants, trouvant que la vie y était moins chère qu’à Paris, d’autant que Reynaldo accompagnait Proust et qu’il était logé chez son beau-frère Raimundo. Cécilia possédait une remarquable collection d’étoffes anciennes dont Henri de Régnier, familier de cette femme cultivée, comme l’étaient également José Maria de Hérédia, Paul Morand et d’Annunzio, en fera une description  précise dans « Altana ou la vie vénitienne » :

 

«  Voici les pesants velours de Venise, de Gênes ou de l’Orient, somptueux et délicats, éclatants ou graves, à amples ramages, à figures ou feuillages, des velours qui ont peut-être vêtu des Doges et des Khalifes. Voici les brocarts aux tons puissants, les soies aux nuances subtiles, voici des ornements d’église et des parures de cour. Voici les charmants taffetas et les luisants satins, semés de fleurettes et de bouquets dont le XVe siècle faisait les robes de ses femmes et les habits de ses hommes. Voici des étoffes de toutes les teintes et de tous les tissus, les uns évoquant la forme des corps qu’elles ont vêtus, les autres en longues pièces et en lés, certaines en lambeaux, en minces fragments. Et tout cela avec des froissements d’ailes invisibles s’entassant, s’amoncelant dans la vaste salle peu à peu assombrie par l’heure, tandis que, penchée sur le profond coffre inépuisable, madame Fortuny semble diriger de son geste magicien l’étonnant concert d’étoffes qui, au fond de ce vieux palais, se joue mystérieusement dans le silence du crépuscule vénitien. »


 

Sans doute ces étoffes auraient-elles subjugué Proust s’il avait eu l’occasion de les voir, à la façon dont elles devinrent source d’inspiration pour le jeune Fortuny qui vivait dans leur somptueuse intimité. Et comme il était doué pour capter l’essentiel des différentes cultures, il sut habilement les combiner et les transposer, se gardant de les dissoudre en un melting-pot sans caractère, ressuscitant ainsi, comme le fera Marcel en littérature, un passé et une beauté oubliés. Là encore, c’est l’artiste et l’homme cultivé, l’un et l’autre ne faisant qu’un, qui ont su puiser l’inspiration dans les vestiges du temps et réaliser des étoffes en usant de pigments naturels et de méthodes traditionnelles revues et modernisées par des techniques de son invention. Ainsi lui arrivait-il de prendre pour modèle des chapeaux asiatiques, des boucliers sarrasins, des motifs de tapis persans ou arabes, des ciselures d’armes et boucliers ottomans et de les façonner à son idée, les transmuant en lampes, en tissus, en costumes de scène, en décors de théâtre ou d’intérieur. Son talent de peintre ne fut pas étranger à son adresse à créer des effets d’épaisseur et de clair-obscur propres au tissu ouvré. Mariano emploiera la même démarche en ce qui concerne les vêtements, robes souples et floues à taille haute qui se répandirent très vite dans l’Europe entière. Les motifs archaïques, chinois, coptes, nord-africain ou même liturgiques, ainsi que l’assimilation du dessin liberty, caractérisent cette période de sa production axée sur la création de modèles du soir ou de cérémonie et de décors de théâtre auquel il vouait une passion.

 

Pour Mariano, Venise avait été un éblouissement. C’est là qu’il se familiarisera avec l’art italien, s’enivrera des tons passés des palais, de l’atmosphère orientale de la cité des eaux, et enfin s’éprendra de l’or fondu de la lumière magnifiée par Carpaccio et Giorgone. Par la suite, il s’offrira les mille mètres carrés du palais Orfei, afin d’y installer ses ateliers et sa résidence personnelle, dont il deviendra le propriétaire en 1905 et qui est de nos jours le musée Fortuny où se tiennent des expositions temporaires et thématiques.

«  Hier soir, écrit un visiteur en 1932, je franchis le seuil du mystérieux palazzo, et je fus envoûté par sa magie ; je passai devant des lampes lumineuses comme des soleils, mais mon corps ne projetait aucune ombre ; le long des murs de pièces immenses, ou à l’intérieur de vitrines aux reflets éblouissants, je vis des tentures multicolores, des brocarts et des damas dont pas un fil n’était tissé. Puis je gagnai une pièce retirée, fermée à double tour, où je pus découvrir le ciel, un vrai ciel dont l’atmosphère tour à tour orageuse et sereine enveloppait un vaste amphithéâtre. »

 

En 1895, une femme est entrée dans la vie de Mariano : Henriette Négrin, ravissant modèle de peintre, douée d’une grande intelligence qui vivra auprès de lui quarante-sept années d’une collaboration tout aussi amoureuse qu’harmonieuse et créative et quinze années d’un veuvage douloureux, isolée dans son immense demeure, après le décès de son mari en mai 1949.

Cette mode à laquelle sa femme va l’inciter à s’intéresser, Mariano en empruntera l’inspiration dans les ouvrages de sa bibliothèque, les précieux coffres de Cécilia et jusque dans les pierres de la cité des eaux, insufflant à ses créations une originalité inégalée, à laquelle sa femme ne sera pas étrangère.

 

«  Pour les robes de Fortuny, nous nous étions enfin décidés pour une bleu et or doublée de rose, qui venait d’être terminée. Et j’avais commandé tout de même les cinq auxquelles elle avait renoncé avec regret, par préférence pour celle-là. Pourtant, à la venue du printemps, deux mois ayant passé depuis ce que m’avait dit sa tante, je me laissai emporter par la colère, un soir. C’était justement celui où Albertine avait revêtu pour la première fois la robe de chambre bleu et or de Fortuny qui, en m’évoquant Venise, me faisait plus sentir encore ce que je sacrifiais pour Albertine, qui ne m’en savait aucun gré. Si je n’avais jamais vu Venise, j’en rêvais sans cesse, depuis ces vacances de Pâques qu’encore enfant j’avais dû y passer, et plus anciennement encore par les gravures de Titien et les photographies de Giotto que Swann m’avait jadis données à Combray. La robe de Fortuny que portait ce soir-là Albertine me semblait comme l’ombre tentatrice de cette invisible Venise. Elle était envahie d’ornementation arabe comme Venise, comme les palais de Venise dissimulés à la façon des sultanes derrière un voile ajouré de pierre, comme les reliures de la Bibliothèque Ambroisienne, comme les colonnes desquelles les oiseaux orientaux qui signifient alternativement la mort et la vie, se répétaient dans le miroitement de l’étoffe, d’un bleu profond qui, au fur et à mesure que mon regard s’y avançait, se changeait en or malléable par ces mêmes transmutations qui, devant la gondole qui s’avance, changent en métal flamboyant l’azur du Grand Canal. Et les manches étaient doublées d’un rose cerise, qui est si particulièrement vénitien qu’on l’appelle rose Tiepolo. »      La Prisonnière

 

La magie de la robe Delphos que le couple Madrazo déclinera dans toutes les étoffes et tous les tons, prenant modèle sur la statue de l’Aurige de Delphes, fascinera les artistes, d’autant que Mariano est un homme de théâtre et que Sarah Bernhardt, ainsi qu’Eleonora Duse, maîtresse de Gabriel d’Annunzio qui demeurait avec son amant à la Cassetta Rossa du prince de Hohenhole, face au palais Martinengo, seront des ambassadrices de charme et, qu’à leur suite, il habillera quelques-unes des plus célèbres cocottes de son temps : Cléo de Mérode, Liane de Pougy et Emilienne d’Alençon, des porte-manteaux très valorisants.

 

Le couple concevait à l’intention des femmes, courtisanes ou mondaines, des vêtements extrêmement raffinés qu’elles portaient à même la peau et dont le mérite était d’épouser leurs formes tout en voilant les contours de leur corps et en ondulant au moindre de leur mouvement. Ainsi, rompant avec la rigidité des corsets, donnaient-ils naissance à un style léger, bien que très ouvragé. Et l’inspiration n’était pas seulement grecque avec les céramiques retrouvées à Cnossos et les admirables plissés, dont l’élaboration à la main avait nécessité l’invention d’un appareil et d’un brevet homologué à Paris ; mais byzantine avec les oiseaux symboles de mort et de résurrection, ce qui n’avait pas échappé à Proust ; japonaise parfois avec les moires vert jade ou bronze cuivré et les pochoirs - les kataganis qu’ils furent parmi les premiers à utiliser ; renaissance encore et toujours avec les damas ornés et les amples rinceaux ; enfin, ils empruntèrent à l’Inde les bordures dorées et argentées des saris et à l’Egypte ses décors nilotiques rouge sombre ou bleu dur, sans oublier que les XVIIe et XVIIIe siècles leur léguèrent des décors bucoliques qu’ils purent évoquer sur des fonds damassés ou encore des détails fleuris et perlés qui s’épandaient sur les soies précieuses comme des jardins.

 

«  Mais tout à coup le décor changea ; ce ne fut plus le souvenir d’anciennes impressions, mais d’un ancien désir, tout récemment réveillé encore par la robe bleu et or de Fortuny, qui étendit devant moi un autre printemps plus du tout feuillu mais subitement dépouillé au contraire de ses arbres et de ses fleurs par ce nom que je venais de me dire : Venise ; un printemps décanté, qui est réduit à son essence, et traduit l’allongement, l’échauffement, l’épanouissement graduel de ses jours par la fermentation progressive, non plus d’une terre impure, mais d’une eau vierge et bleue, printanière sans porter de corolles, et qui ne pourrait répondre au mois de mai que par des reflets , travaillée par lui, s’accordant exactement à lui dans la nudité rayonnante et fixe de son sombre saphir. »

 

Mariano étudiait tout ce qui concernait l’esthétique et les techniques, non seulement les plissés mais les teintures qu’en peintre il maniait avec virtuosité, dotant chacun de ses modèles d’une personnalité singulière, ce qui plaisait à ses clientes qui étaient assurées de ne pas croiser un modèle identique lors des réceptions. Givenchy, Issey Miyake, Oscar de la Renta, Karl Lagerfeld doivent tous quelque chose à Fortuny dans la façon d’utiliser le dessin comme moyen d’insuffler lumière et volume aux tissus. En 1910, Mariano déposera un nouveau brevet pour son système de teinture et d’impression, prouvant une fois encore qu’il n’était pas seulement un artiste mais un novateur et qu’il révolutionnait l’art de la mode comme Proust l’art littéraire.

 

Par ailleurs, Fortuny ne se contentera pas d’être un nom dans la Recherche, il sera aussi une griffe parce que ses créations allient de façon incomparable la légèreté et une élégance hors du temps. Et c’est bien cette notion de « hors du temps » qui retient la curiosité et l’attention de Marcel Proust. Ne préférait-il pas lui-même aux heures successives de l’horloge les repères subtils de la mémoire, les lois invisibles qui procurent aux êtres et aux choses comme un semblant d’éternité. Le souvenir qui revient, lié à la sensation que l’on éprouve, était évidemment au cœur de son œuvre, aussi n’est-il pas anodin que nous retrouvions en bonne place dans celle-ci les robes et les tissus d’un créateur qui entendait parer les femmes de façon à les rendre intemporelles. Comment Fortuny va-t-il y parvenir ? En touchant à des époques aussi éloignées que celles de la Grèce antique et de la Renaissance italienne comme Proust aux heures  précieuses de son enfance.

 

«  Ces parures de l’artiste vénitien sont les parures de ce temps que l’on perd et retrouve à l’intérieur du récit dont ils ont l’épaisseur apparente et la légèreté irréelle » - écrit Gérard Macé dans son ouvrage «  Le manteau de Fortuny ». Or, n’est-ce pas en évitant toute notation d’âge, à commencer par celui du narrateur de la Recherche et toute chronologie précise, que Marcel Proust fait entrer dans son roman la matière même du temps ? Et dans ce temps perdu et retrouvé, Fortuny ne revêt nullement le costume et l’apparence d’un personnage. C’est, comme je le soulignais, un nom ou mieux une griffe, une référence, quelque chose de presque indescriptible, nuancé de couleur, diapré, jaspé, bigarré, moucheté qui passe et ressemble aux reflets lunaires qui s’attardent sur les eaux de la lagune. Ce sont davantage les vêtements qui jouent un rôle déterminant, en découpant les silhouettes entre les pages et en faisant de la prose de l’écrivain l’écrin des parures, le miroir des apparences idéalisées par le magicien de Venise.

 

« Est-ce leur caractère historique, est-ce plutôt le fait que chacune est unique qui lui donne un caractère si particulier que la pose de la femme qui les porte en vous attendant, en causant avec vous, prend une importance exceptionnelle, comme si ce costume avait été le fruit d’une longue délibération et comme si cette conversation se détachait de la vie courante comme une scène de roman ? Dans ceux de Balzac on voit des héroïnes revêtir à dessein telle ou telle toilette, le jour où elles doivent recevoir tel visiteur. Les toilettes d’aujourd’hui n’ont pas tant de caractère, exception faite pour les robes de Fortuny. Aucun vague ne peut subsister dans la description du romancier, puisque cette robe existe réellement, que les moindres dessins en sont aussi naturellement fixés que ceux d’une œuvre d’art. Avant de revêtir celle-ci ou celle-là, la femme a eu à faire un choix entre deux robes non pas à peu près pareilles, mais profondément individuelles chacune, et qu’on pourrait nommer. »   La Prisonnière

 

Il y a donc chez Proust et Fortuny une parenté secrète, des lieux de rencontre évidents dans leur façon de concevoir l’art et, principalement, dès qu’il s’agit du temps que l’on peut à volonté coudre ou découdre, remonter, emprisonner, transcender. D’autre part, les toilettes sont semblables aux mots : elles ont une signification, un sens, on les revêt selon son humeur, l’usage que l’on veut en faire, la situation où l’on se trouve, la séduction que l’on entend exercer. Comme les mots, elles savent métamorphoser et, en ce domaine, Fortuny est insurpassable, simplement parce qu’il prête à ses créations une grâce unique et que les tissus à eux seuls sont en mesure de solliciter l’imaginaire à l’égal de la prose de Marcel. Il n’est donc pas surprenant qu’on le voie apparaître non seulement dans la Recherche mais dans « Altana ou la vie vénitienne » de Henri de Régnier, « Les extravagants «  de Paul Morand et chez Gabriele d’Annunzio qui partage avec Proust l’art de l’avoir évoqué dans ses oeuvres avec le plus de grâce et de poésie.

 

Curieusement, les toilettes que portait madame de Guermantes, celles qui répondaient le mieux à une intention déterminée de sa part étaient les robes de Fortuny, taillées dans des velours, des brocarts, des soies, des moires, des damas qui ont contribué à faire de Fortuny le couturier de la mémoire. Avec ses tissus et ses modèles qui semblaient sortir des fresques vénitiennes, Mariano était follement romanesque et appartenait au monde de l’art bien davantage encore qu’à celui de la couture. Parce que se synthétisaient à travers la robe, qui en était l’incarnation, les éléments fondateurs de l’écriture, tels que les envisageait Proust. La beauté de la femme, la beauté du vêtement sont par essence des objets littéraires qui requièrent de l’écrivain un travail proche du tissage. Et parce qu’elle est avant tout un style et quel style, la robe évoque l’écriture : style vestimentaire et style littéraire semblent soudain les deux manifestations d’une même entité :


«  Et, changeant à chaque instant de comparaison, selon que je me représentais mieux, et plus matériellement, la besogne à laquelle je me livrerais, je pensais que sur ma grande table de bois blanc, regardé par Françoise, (…) je travaillerais auprès d’elle, et presque comme elle (…) ; car, en épinglant ainsi un feuillet supplémentaire, je bâtirai mon livre, je n’ose pas dire ambitieusement comme une cathédrale, mais tout simplement comme une robe. »    Le temps retrouvé                        

 

 

L’élégance d’Odette, d’Oriane de Guermantes, d’Albertine offre aux lecteurs une image vivante de ces artistes qui appartiennent d’une façon ou d’une autre à l’univers romanesque. Ainsi les robes de Fortuny, qui semblent en quête d’une renaissance – puisqu’inspirées du passé comme l’œuvre proustienne – ou mieux d’un temps retrouvé, sont-elles en parfaite osmose avec l’esprit littéraire de l’époque.

 

«  Pour les toilettes, ce qui lui plaisait surtout en ce moment, c’était tout ce que faisait Fortuny. Ces robes de Fortuny, dont j’avais vu l’une sur Mme de Guermantes, c’était celle dont Elstir, quand il nous parlait de vêtements magnifiques des contemporaines de Carpaccio et de Titien, nous avait annoncé la prochaine apparition, renaissant de leurs cendres, somptueuses, car tout doit revenir, comme il est écrit aux voûtes de Saint-Marc et comme le proclament, buvant aux urnes de marbre et de jaspe des chapiteaux byzantins, les oiseaux qui signifient à la fois la mort et la résurrection. Dès que les femmes avaient commencé à en porter, Albertine s’était rappelé les promesses d’Elstir, elle en avait désiré, et nous devions aller en choisir une. Or ces robes, si elles n’étaient pas de ces véritables anciennes dans lesquelles les femmes aujourd’hui ont un peu trop l’air costumées et qu’il est plus joli de garder comme une pièce de collection (j’en cherchais d’ailleurs aussi de telles pour Albertine), n’avaient pas non plus la froideur du pastiche du faux ancien. Elles étaient plutôt à la façon des décors de Sert, de Bakst et de Benoist, qui en ce moment évoquaient dans les ballets russes les époques d’art les plus aimées à l’aide d’œuvres d’art imprégnées de leur esprit et pourtant originales, faisaient apparaître comme un décor, avec une plus grande force d’évocation même qu’un décor, puisque le décor restait à imaginer, la Venise tout encombrée d’Orient où elles auraient été portées, dont elles étaient mieux qu’une relique dans la châsse de Saint-Marc, évocatrices du soleil et des turbans environnants, la couleur fragmentée, mystérieuse et complémentaire. Tout avait péri de ce temps, mais tout renaissait, évoqué pour les relier entre elles par la splendeur du paysage et le grouillement de la vie, par le surgissement parcellaire et survivant des étoffes des dogaresses. »  La Prisonnière

 

C’est très précisément sous ce titre de la Prisonnière que le narrateur se plaît à nous décrire Albertine en dogaresse recluse : qu’elle soit belle, immobile et parée derrière son moucharabieh, il ne la conçoit pas autrement. De même qu’il met les lecteurs que nous sommes en présence de deux esclaves : lui-même esclave de son jeu et Albertine esclave du joueur, comme le sont la conteuse et son seigneur dans les mille et une nuits, victimes l’un et l’autre de leur sortilège réciproque. Par ailleurs, à l’inverse de la plupart des histoires amoureuses, c’est vêtue et non dévêtue qu’il souhaite contempler la femme aimée. Albertine se pliera à ses exigences, en apparence du moins, car ce sera dans cette robe bleue et or, sa préférée, qu’elle s’enfuira un soir et deviendra une part de la Venise fantasmée de Marcel. Puis, jetant par-dessus le déshabillé bleu et or un manteau de Fortuny sur ses épaules, la prisonnière deviendra la fugitive :
 

 

«  Je lui demandais si elle voulait venir à Versailles. Elle avait cela de charmant qu’elle était toujours prête à tout, peut-être par cette habitude qu’elle avait autrefois de vivre la moitié du temps chez les autres, et comme elle s’était décidée à venir avec nous à Paris, en deux minutes. Elle me dit : je peux venir comme cela si nous ne descendons pas de voiture. Elle hésita une seconde entre deux manteaux de Fortuny pour cacher sa robe de chambre – comme elle eut fait entre deux amis différents à emmener -, en prit un bleu sombre, admirable, piqua une épingle dans un chapeau. En une minute elle fut prête, avant que j’eusse pris mon paletot, et nous allâmes à Versailles. Cette rapidité même, cette docilité absolue me laissèrent plus rassuré, comme si en effet j’eusse eu, sans avoir aucun motif précis d’inquiétude, besoin de l’être. Tout de même, je n’ai rien à craindre, elle fait ce que je lui demande, malgré le bruit de la fenêtre de l’autre nuit. Dès que j’ai parlé de sortir, elle a jeté ce manteau bleu sur son peignoir et elle est venue, ce n’est pas ce que ferait une révoltée, une personne qui ne serait plus bien avec moi – me disais-je tandis que nous allions à Versailles. »
 

 

Semblable à « Peau d’âne », Albertine s’est évadée, revêtue de ce manteau, qui, dès lors, ne cessera plus de hanter la mémoire du narrateur et, ainsi que la sainte Ursule de Carpaccio dans les plombs de son vitrail, elle sera enchâssée dans le souvenir comme une Venise intérieure. Car c’est à Venise que le narrateur apprend la mort d’Albertine, c’est à Venise qu’il se perd pour mieux la retrouver, c’est à Venise qu’il découvre le secret de l’inspiration qui faisait de ce manteau  un attribut de la mémoire, une plongée dans la recherche d’un temps à jamais disparu.

 

«  Sur le dos d’un des compagnons de la Calza, reconnaissable aux broderies d’or et de perles qui inscrivent sur leur manche ou leur collet l’emblème de la joyeuse confrérie à laquelle ils étaient affiliés, je venais de reconnaître le manteau qu’Albertine avait pris pour venir avec moi en voiture découverte à Versailles, le soir où j’étais loin de me douter qu’une quinzaine d’heures me séparaient à peine du moment où elle partirait de chez moi. Toujours prête à tout, quand je lui avais demandé de partir, ce triste jour qu’elle devait appeler dans sa dernière lettre «  deux fois crépusculaire puisque la nuit tombait et que nous allions nous quitter, elle avait jeté sur ses épaules un manteau de Fortuny qu’elle avait emporté avec elle le lendemain et que je n’avais jamais revu depuis dans mes souvenirs. Or c’était dans ce tableau de Carpaccio que le fils génial de Venise l’avait pris, c’est des épaules de ce compagnon de Calza qu’il l’avait détaché pour le jeter sur celles de tant de Parisiennes, qui certes ignoraient, comme je l’avais fait jusqu’ici, que le modèle en existait dans un groupe de seigneurs, au premier plan du Patriarche di Grado, dans une salle de l’Académia de Venise. J’avais tout reconnu, et, le manteau oublié m’ayant rendu pour le regarder les yeux et le cœur de celui qui allait ce soir-là partir à Versailles avec Albertine, je fus envahi pendant quelques instants par un sentiment trouble et bientôt dissipé de désir et de mélancolie. »  La Fugitive

 

 

Le manteau de Fortuny est en quelque sorte le fantôme d’Albertine, son vêtement couleur de temps comme l’était la robe de la fille du roi dans le conte de Perrault, se dérobant à l’amour incestueux de son père, mais là où le conte connaît une fin heureuse, l’Albertine de la Recherche aura une fin tragique juste avant la danse macabre qui clôture le Temps Retrouvé. Gérard Macé souligne à ce sujet que la porte basse de l’expérience correspond à la porte haute de l’imagination «  celle qui permet de remonter le cours de la Vivonne jusqu’à la source du plaisir et l’entrée des Enfers ; qui met une autre campagne à la place de Combray, d’autres chambres et d’autres lilas ; et qui de paraphrases en divagations, d’imitations en commentaires se mêlent d’écrire à leur tour, en faisant passer le manteau de la mémoire à travers le chas d’une aiguille. »

 

 

Bien entendu Fortuny ne se contentera pas de s’apparenter à des personnages fictifs, bien que ce soit gratifiant, mais alimentera, à de multiples occasions, les gazettes de la Sérénissime par la diversité de ses dons, tant il savait transformer l’ordinaire en extraordinaire ; oui, ce Fortuny qui, se refusant à être circonscrit dans les seules pages de quelques-uns des chefs-d’œuvre de son temps, participera à la vie culturelle de la cité des Doges et arpentera de sa haute et élégante silhouette les calli de Venise, vêtu de burnous, coiffé d’un turban comme certains personnages de Carpaccio et, parfois, allant jusqu’à s’abriter sous une tente arabe qu’il faisait dresser au milieu de son salon. De même que s’il hante la prose de ses contemporains, c’est grâce à la perfection de son art qui, faisant fi du temps ou des lieux, lui permettait de se retrouver en un seul : le sien.

 

 

A l’époque de Fortuny, soit à la fin du XIXe et au tout début du XXe siècle, Venise était le lieu cosmopolite où il était bien vu de se retrouver. On y croisait Henri de Régnier, d’Annunzio et son égérie d’alors Eleonora Duse, Maurice Barrès, Zola, après Chateaubriand, Byron, Shelley, Musset, George Sand, Dickens, Wagner qui y mourut et tant d’autres. « La mort à Venise » de Thomas Mann est sans doute le roman qui communique au plus haut point le sentiment de la lente désagrégation de la ville. Au début du XXe siècle, Venise se portait mal. La quête funèbre de Gustav von Aschenback irrésistiblement attiré par un éphèbe qui sera pour lui l’ange de la mort dans une cité en proie au choléra, illustre un des aspects de Venise que certains écrivains choisiront de dépeindre. Mais pour Fortuny, qui contribuait à son prestige retrouvé grâce au sien, exhumant son fabuleux passé avec génie et oblitérant les traces de l’usure en les polissant avec faste, elle restait la patrie de Marco Polo et des galères commerçantes qui l’ouvrirent sur le monde. Fortuny, comme Proust, considérait qu’il faut concéder aux choses une double résurrection : celle du souvenir et celle de l’art et, qu’en conséquence, il était dans l’ordre des choses de leur consacrer sa vie. Et, en effet, ses créations multiples auxquelles il oeuvra quarante-sept années durant avec Henriette, étaient imprégnées de la mémoire immémoriale de la Sérénissime. Celle-ci ne surgissait-elle pas dans les plis moelleux d’un velours, les couleurs limpides et précieuses d’une Delphos, en un style qui fut tout ensemble – comme celui de Proust – voluptueux, délicat, solennel et intime ? L’œuvre de l'enchanteur de Venise a survécu, car l’éphémère survit toujours dans la mémoire et hors du temps. Ainsi rêvons-nous encore à ses robes qui hantent la prose proustienne comme les somptueux miroitements des palais gothiques dans les eaux souveraines des canaux et qui, en s’opposant au temps qui passe, sont à jamais pour nous l’assurance du temps retrouvé.

 

 

Armelle BARGUILLET HAUTELOIRE

 

 

 

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La robe Delphos

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Photo Art in the city.

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Luminaire de Fortuny

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27 juillet 2020 1 27 /07 /juillet /2020 08:31
Le grand Coeur de Jean-Christophe Rufin

Voilà un livre que l’on quitte à regret tant l’auteur a su rendre vivante la personnalité de l’argentier Jacques Cœur et nous immerger dans une époque assez mal connue, allant  de la fin de la guerre de Cent ans au tout début de la Renaissance. Un roman mené de main de maître pour nous décrire un temps marqué par les rudes  épreuves d’une guerre interminable et  les sacrifices et obligations qu’il fallût assumer pour redresser une France moribonde. Charles VII, le roi au triste visage, eut assez de clairvoyance et de finesse d’esprit pour la remettre en selle et se choisir un argentier fort talentueux qui allait ouvrir le commerce sur l’Orient et l’Europe et préfigurer ce que l’importation de la richesses pouvait représenter à l’avenir. Certes, l’homme était ambitieux et se fit monnayeur, dans un premier temps, afin d’échapper à sa condition modeste et, par la suite, eut à « cœur » de réorganiser l’économie d’un pays en gagnant la confiance royale et en  créant un réseau commercial d’une ampleur incroyable.

 

«  J’ai voulu qu’on le suive dans ce livre avec son ingénuité d’enfant, ses désirs d’adolescent, ses choix d’adulte, ses doutes et ses erreurs. Il faut partir pour ce voyage sans emporter de bagages, en lui faisant confiance. Nous ne savons pas ce qu’est le Moyen-Âge. Lui non plus. Il va le comprendre en y vivant, et nous, en le regardant vivre » écrit l’auteur dans sa postface.

 

Au long de ces pages, on vit à l’heure d’une France en pleine restructuration, pansant ses plaies encore vives, affichant son ambition et sa résolution pour reprendre sa place durement écornée par les Anglais. Ainsi plongeons-nous dans cette époque charnière où tout est à reconstruire et à réinventer, d’où l’intérêt de l’ouvrage dont le narratif est tout ensemble concis et flamboyant.

 

« J’avançais et de nouveaux trésors apparaissaient puis cédaient la place à d’autres encore, dans quelques directions que j’aille. Toutes les richesses de la terre étaient rassemblées là, tirées des forêts de Sibérie comme des déserts d’Afrique. Le savoir-faire des artisans de Damas était représenté comme l’habileté des tisserands flamands ; les épices qui mûrissent dans les tiédeurs orientales voisinaient avec les merveilles du sol, minerais, gemmes, fossiles. Le centre du monde état là. Et il n’était pas acquis par la conquête ou le pillage mais par l’échange, la liberté des hommes et le talent de leur industrie. »

 

Ainsi voyageons-nous avec Jacques Cœur sur les routes qu’il a initiées pour le commerce, cela sous une forme de mémoire que Jean-Christophe Rufin érige comme un tombeau romanesque à cet aventurier qui a consacré son talent à renflouer les finances de la France sans oublier d’assurer les siennes. L’auteur s’accorde néanmoins quelques fantaisies en évoquant les amours qu’il aurait eus avec la belle Agnès Sorel, qu’il connût et  protégeât mais qui était néanmoins la maîtresse attitrée du roi. Les passages sur leur supposée  union sont d’ailleurs les moins convaincants et les moins réussis. Mais le livre est, par ailleurs, si bien conduit, rédigé d’une plume si éloquente et  descriptive que l’on suit ce Jacques Cœur à travers un parcours unique et picaresque et selon une fresque à laquelle se mêlent  intimité, nostalgie et tendresse.

 

Armelle BARGUILLET HAUTELOIRE


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