
Le port idéal pour Boudin, ce fut longtemps Trouville. Ses dimensions moyennes n'excluaient pas la présence d'une infinité de motifs, ceux de la mer, des bateaux et de la plage. Et, comme à Honfleur, il y avait le marché aux poissons et l'étagement de la ville en arrière-plan, sans oublier la présence des laveuses faisant " la buée" au bord de la Touques à marée basse. Et sans compter le ciel qui, mêlé aux reflets de l'eau, doublait ses mirages. Les oeuvres de Boudin, qui nous sont devenues familières, n'allaient pas de soi à l'époque. Les conventions voulaient que la bourgeoisie et l'aristocratie soient représentées dans des portraits solennels et non prises sur le vif dans les attitudes de la vie quotidienne, les jeux des enfants, les femmes assises avec naturel, leurs visages protégés par des ombrelles, devisant en toute simplicité avec leurs voisines. Voici comment les frères Goncourt le relatent dans leur journal :
"C'était la plage de Trouville par un beau jour d'août vers six heures du soir. (...) Là, sous le rose tendre et doux des ombrelles voltigeant sur les visages, les poitrines, les épaules, étaient assises les baigneuses de Trouville. Le pinceau du peintre y avait fait éclater, comme avec des touches de joie, la gaieté de ces couleurs voyantes qu'harmonise la mer, la fantaisie et le caprice des élégances nouvelles de ces dernières années, cette mode prise à toutes les modes, qui semble mettre au bord de l'infini un air de bal masqué dans un coin de Longchamp. (...) Puis, sur des chaises groupées et serrées, de pourpre et de blanc, ces taches franches, brutales, criardes, qui jettent leur vie et leur fête dans l'aveuglante et métallique clarté de ces paysages sur le bleu dur du ciel, sur le vert glauque et froid de la Manche. Au loin, un vieux cheval ramenait au galop une cabine à flot ; plus loin encore, au-delà de la dernière "nau", avec cette touche nette et piquante de ton que l'horizon de la mer donne aux promeneurs microscopiques qui la côtoyent, se détachait une folle cavalcade d'enfants sur des ânes."
Ainsi, Boudin nous offrait-il avec ses comparses d'alors, Monet et quelques autres, un panorama séduisant de l’art de ce XIXe siècle qui voyait le goût des bains de mer et des paysages bucoliques prendre naissance et s’exprimer sur des toiles et aquarelles que la lumière transfigurait. Témoin du développement des stations balnéaires, notamment de Trouville et Deauville, Boudin n'hésitait pas à prendre pour modèle la population mondaine qui se réunissait alors sur les plages. Il espérait séduire ainsi une clientèle fortunée. Son approche, d’abord descriptive, évolue au milieu des années 1860 pour devenir plus atmosphérique. Le ciel, les effets de la lumière sur le sable prennent une importance croissante. Après 1870, Boudin semble saisir la vision fugitive d’un instant. "Le roi des ciels" comme le nommait son aîné Corot travaillait d'abord sur la lumière normande si particulière dans ses dégradés de gris, variant quotidiennement d'instant en instant. Boudin n'a cessé d'observer les courants, les couleurs et de surprendre les atmosphères, voire les vents. Ne sommes-nous pas déjà dans le pré-impressionnisme qui s’attarde sur l’atmosphère des lieux, la présence des êtres et des choses saisie dans leur quotidien ? Bien qu’il ait abandonné assez tôt le portrait, Boudin ne délaissera jamais les représentations des figures dont il multiplie les études dessinées et peintes. Même lorsque les silhouettes se fondent dans l’immensité du paysage, elles témoignent de la place prépondérante qu’occupe l’homme dans l’œuvre de l’artiste.

Au salon de 1859, Baudelaire, dont la mère possédait un pavillon près de l’hôpital de Honfleur, écrira :
« J’ai vu récemment chez Mr Boudin plusieurs centaines d’études au pastel, improvisées en face du ciel et de la mer. (…) Plus tard, sans aucun doute, il nous étalera dans des peintures achevées les prodigieuses magies de l’air et de l’eau. Ces études, si rapidement et si fidèlement croquées d’après ce qu’il y a de plus constant et de plus insaisissable dans sa force et dans sa couleur, d’après des vagues et des nuages, portent toujours écrites en marge la date, l’heure et le vent, ainsi par exemple, 8 octobre, midi, vent de Nord-Ouest. Si vous avez eu quelquefois le loisir de faire connaissance avec ces beautés météorologiques, vous pourriez vérifier par mémoire l’exactitude des observations de Mr Boudin. La légende cachée avec la main, vous devineriez la saison, l’heure et le vent. Je n’exagère rien. J’ai vu. A la fin, tous ces nuages aux formes fantastiques et lumineuses, ces ténèbres chaotiques, ces immensités vertes et roses suspendues et ajoutées les unes aux autres, ces fournaises beautés, ces firmaments de satin noir ou violet, fripé, roulé ou déchiré, ces horizons en deuil ou ruisselants de métal fondu, toutes ces profondeurs, toutes ces splendeurs me montèrent au cerveau comme une boisson capiteuse ou comme l’éloquence de l’opium. Chose assez curieuse, il ne m’arriva pas une seule fois devant ces magies liquides ou aériennes de me plaindre de l’absence de l’homme. »
Comment mieux décrire l’œuvre magique de Boudin toute en ciel et en liquidité, en lumière diffuse, en couleurs voilées comme si la fin du jour, les frémissements de l’automne posaient sur les paysages leur ardeur apaisée, leur troublante mélancolie, leur recueillement insistant. Non loin de là se trouvait l’auberge mythique Saint-Siméon - devenue un 5 étoiles - qui a conservé le cachet d’antan, le charme de ces lieux où, du temps de la mère Toutain aubergiste accueillante, les peintres et les artistes aimaient à se réunir dans un décor mer/campagne qui devait être époustouflant de beauté. On imagine l’estuaire de la Seine d'alors avec ces vieux gréements, ces caravelles, voiles déployées, longeant les rives verdoyantes de la campagne normande. De nos jours, ce ne sont plus les peintres en goguette qui hantent les lieux, mais les VIP de la politique et du spectacle. Ainsi en emporte le vent …

Boudin, ce vagabond solitaire, a toujours aimé les espaces dégagés. Dans ce domaine, il reste inégalé. D’autres peintres ont travaillé également au bord de la Manche. Jongkind a cherché l’azur ou la lumière froide du matin ; Monet fut le peintre de l’eau, au moment où l’élément liquide repousse peu à peu le ciel jusqu’à le réduire à un mince filet et le condamne à n’être plus qu’un reflet sur le bassin des nymphéas ; Pissaro préférera toujours la terre ; finalement ces peintres se replieront à l’intérieur des campagnes, dans les chemins creux et les lointains collineux, là où les nuages naviguent et où la lumière conserve une relative stabilité. Boudin ne changera pas, le ciel restera sa grande affaire et, si ce n’est sur le littoral, il quêtera sa présence au bord des fleuves, des rivières, des étangs, et le déclinera autrement en variant ses tonalités. Plus qu'à l'objet représenté, ce seront les reflets qu'il produit qui le captiveront, si bien qu'au bout de son pinceau il tentera de retenir la fugacité de l'instant, conférant comme un goût d'inachevé à ses dernières toiles.
Depuis Trouville, où il posa tant de fois son chevalet, l'oeil de Boudin scrutait les taches de lumière qui papillotaient. Il pouvait donner ainsi libre cours à son plaisir de saisir l’insaisissable, le jeu des nuages, la marée repoussée aux confins des sables : « De beaux et grands ciels tout tourmentés de nuages, chiffonnés de couleurs, profonds, entraînants. Rien dessous s’il n’y a rien. » - notait-il dans son journal. Les romantiques ayant épuisé le sujet des grands effets, Boudin négligera les éléments déchaînés, les convulsions de la nature, pour nous rendre grâce de la sérénité d’un jour ordinaire. Et les impressionnistes à leur tour emprunteront la voie qu’en précurseur il aura ouverte à leur inspiration.
Armelle BARGUILLET HAUTELOIRE
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