Marcel Proust (1871 – 1922) et Gustave Flaubert (1821 – 1880) ont la Normandie en partage et plusieurs autres points communs : tous deux sont fils de médecins, tous deux de santé délicate (l’épilepsie pour Flaubert, l’asthme pour Proust), tous deux consacreront leur vie à l’écriture et spécialement au style – il y aura même un souci phonique de la phrase chez Flaubert qui lisait ses textes à haute voix – enfin ils vivront l’un et l’autre en ermites, Proust dans sa chambre tapissée de liège à Paris, Flaubert retiré à Croisset. Par ailleurs, George Sand tiendra une place particulière dans leur existence : elle est l’auteur que la mère de Marcel lui lisait le soir lorsqu’il était enfant, tandis que Gustave Flaubert sera un intime de George avec laquelle il échangera une longue correspondance et visitera à Paris, comme à Nohant, à maintes reprises et qu'il considérera comme une soeur, une soeur de plume.
Pourquoi Proust se passionnera-t-il pour Flaubert, cet écrivain qui meurt en 1880 alors qu’il n’a que 9 ans ? Sans conteste pour la qualité de son style, mais aussi pour la façon dont il envisageait la vie et l'irrésistible comique qui anime « Bouvard et Pécuchet » cité dans « Les plaisirs et les jours ». Enfin pour sa thématique sur l’acquisition du savoir. Il y a également des rapprochements qui peuvent être faits entre Bouvard et Pécuchet et Reynaldo Hahn et Proust dont l’amitié n’allait pas de soi et où s’était développé un goût semblable pour la dérision. Au XIXe siècle, on ne pouvait faire l’impasse sur deux écrivains comme Balzac et Flaubert. Chez Flaubert, l’essentiel repose sur la vibration des sensations, également sur l’importance des choses. Leur apparition n’était pas sans modifier la vision des personnages, leur rapport à la réalité. Par le pastiche, Marcel Proust, à ses débuts, fait non seulement ses gammes mais tente de s’approcher de la technique romanesque de Flaubert et également de Balzac, avant d’acquérir la sienne propre, ce qui sera son souci permanent. Après avoir apprécié le talent de ces maîtres du roman, il entendra s’en détacher afin d’affirmer l’originalité du sien et d’aller toujours plus loin et différemment dans sa propre vision de la comédie humaine.
Avec Proust, rien n’est jamais laissé au hasard. Ainsi évalue-t-il la façon dont Flaubert sait terminer un ouvrage quel qu’il soit : roman ou conte ; mais, contrairement à lui, il attachera plus de prix au cœur et à la sensibilité qu’à l’intelligence. Est-ce pour cette raison qu’il placera « L’éducation sentimentale » parmi ses préférés ? On sait également que Proust n’hésitait pas à superposer ses emprunts, à s’inspirer des thèmes qu’il recueillait chez Flaubert et chez de nombreux autres écrivains comme le chant de la grive cher à Chateaubriand. Chez Flaubert, ce sera le motif de la vitre ou du vitrail, le vitrail étant un thème que l’on retrouve à de nombreuses reprises dans « La Recherche » et qui n’est pas sans revêtir une importance esthétique et religieuse et une inscription dans l’ordre de la légende. (Ainsi le vitrail de Saint Julien l’Hospitalier à Rouen pour Flaubert et celui de l’église de Combray pour Marcel). Le vitrail suggère quelque chose d’important pour les deux écrivains. Selon Flaubert, il est ce qui sépare et isole ; selon Proust, il relève du rapport au monde. Rappelons-nous l’importance de la vitre du Grand-Hôtel de Balbec dans « La Recherche » dont la salle-à-manger est comparée à un aquarium. Il y a, certes, une image assez semblable dans « Madame Bovary » lorsque celle-ci surprend, alors qu’elle se trouve à une réception dans un château normand, des paysans qui s’agglutinent pour voir ce qui se passe à l’intérieur de celui-ci. Approche identique chez les deux écrivains du décalage qui persiste entre les pauvres tenus à l’extérieur et comme hypnotisés par le luxe et les lumières qu’ils perçoivent dans ces lieux privilégiés.
Gustave Flaubert détient le privilège d’être considéré par Marcel Proust comme le romancier modèle, bien qu’il ne sera pas celui qui inspirera à l’écrivain de « La Recherche » son incontournable Bergotte, plus proche au physique et au moral d’Anatole France, personnalité littéraire que Proust a connue et qui fut le préfacier de son ouvrage « Les plaisirs et les jours ». En premier lieu, Flaubert l’est pour la construction de son œuvre et le style, ainsi que pour sa vision du monde, subtile et réaliste. Mais Flaubert, contrairement à Proust, ignore l’usage de la métaphore que ce dernier emploiera de façon magistrale. Proust reconnaîtra également le talent d’un Maupassant qu’il croisa chez Madame Straus, probablement à Trouville au manoir de la Cour-Brûlée, enfant spirituel de Gustave Flaubert auquel Marcel reprochera de n’avoir pas su se détacher. Aussi placera-t-il « Boule de suif » comme un ouvrage à part où Maupassant aura su momentanément affirmer son originalité. Cela ne l’empêchera nullement de le considérer comme un écrivain mineur. Néanmoins, tous deux sauront admirablement faire parler les gens simples et se plairont à donner de l’importance et de la visibilité aux noms de pays, à les situer sur une mappemonde purement littéraire et irrésistiblement savoureuse.
Si Flaubert n’apparaît au final que de façon anecdotique dans l’œuvre de Marcel Proust, ce dernier sachant adroitement mêler admiration et profanation, comme il le fera vis-à-vis de Ruskin et de quelques autres, il n’aurait pas été Proust sans ce travail sur l’écriture de ses prédécesseurs et sa longue méditation sur la transmission que chacun accorde à son suivant. Mais un grand écrivain se doit à un moment donné de couper les liens, en quelque sorte de rompre le amarres, afin de voguer en solitaire sur le vaste océan de la création littéraire.
Armelle BARGUILLET HAUTELOIRE
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