« Le 26 mars 1792 » - écrit Gilbert Prouteau, « les cloches de six cents églises, muettes depuis plus d’une année, se sont mises à sonner à toute volée. Le tocsin de la croisade levait l’écluse de la grande marée. Un cortège innombrable , jailli des entrailles de la terre, issu des chemins, des breuils, des landes et des guérets, des collines et des métairies, des dizaines de milliers d’hommes, de femmes et d’enfants, armés de piques, de vieux fusils à broche, de lance-pierres, de hachoirs et de bâtons de néflier, qui se retrouvaient dans le raccordement des sentiers et des routes et qui marchaient vers Machecoul et Montaigu au chant des cantiques. Un seul département contre quatre-vingt-dix gémissait un gentilhomme, nous allons être écrasés … Six mois plus tard, les meilleures troupes de la République reculaient devant cette armée en sabots. »
« Si profitant de leurs étonnants succès, Charette et Cathelineau eussent réuni leurs forces pour marcher sur la capitale, c’en était fait de la République ; rien n’eût arrêté la marche triomphale des armées royales. Le drapeau blanc eût flotté sur les tours de Notre-Dame. Mais il manqua toujours un prince à la tête de la cause vendéenne ». C’est ainsi que Napoléon juge de l’importance de l’époque vendéenne, dont il parlait encore à Las Cases du fond de son exil à Sainte-Hélène. En fait, ce qui confère à cette guerre meurtrière, son caractère mémorable, c’est qu’il s’agit d’une guerre subversive, conduite au nom des valeurs traditionnelles. Le nouveau régime cherchait à convertir la France à la liberté, à l’égalité et à la fraternité : les Vendéens se dressaient pour servir Dieu et le roi.
Ce qui frappe dans la Vendée pré-révolutionnaire est la solidarité qui unit les paysans et les nobles. Le château protège la chaumière. Les hobereaux, car il y a peu de grands seigneurs en Vendée, vivent en étroite collaboration avec ceux qui les servent. Tous communient dans le même respect de la religion et la pratiquent avec une égale ferveur. Quand survient la Révolution, elle est d’abord accueillie avec enthousiasme. A Beaupréau, proche de Chemillé, un des hauts-lieux de l’insurrection, on célèbre – comme partout ailleurs – un Te Deum en l’honneur de la prise de la Bastille et de l’abolition des privilèges. Mais le 12 juillet 1790, quand l’Assemblée constituante adopte la constitution civile du clergé, œuvre de Talleyrand, la Vendée s’indigne. Au printemps de 1791, le paysan Guillou de Saint-Christophe-du-Ligneron se bat avec une simple fourche contre deux cavaliers républicains. Couvert de vingt-deux blessures, on lui crie : « Rends-toi ! Il répond : Rends-moi mon Dieu ! L’esprit de l’insurrection vendéenne tient tout entier dans cette réplique.
L’Assemblée constituante, au lieu d’agir avec un peu de souplesse, ne trouve rien de mieux pour mettre au pas les Vendéens rebelles, que d’envoyer des bataillons de gardes nationaux pour incendier les châteaux, profaner les églises, arracher les cloches, les vases et les ornements sacrés, briser les statues, pénétrer dans les maisons afin de confisquer les livres de prières, les catéchismes, les chapelets et les croix. C’en est trop. Les Vendéens ne peuvent rester sans réagir. Alors que l’article X de la Déclaration des Droits de l’Homme stipule que « nul ne doit être inquiété pour ses opinions, même religieuses, pourvu que leur manifestation ne trouble pas l’ordre public », la répression s’abat de plus en plus violemment sur les catholiques de l’ouest.
Un peuple entier prend les armes mais réalise très vite que pour mener à bien un tel combat, il lui faut des chefs. La base réclame un sommet. Alors ils se tournent vers ceux qu’ils ont appris à respecter : les nobles. Tout ne va pas sans quelques atermoiements. D’Elbée et Bonchamp hésitent, Charette de la Contrie se fait prier, La Rochejaquelein et Lescure n’interviendront que plus tard, après qu’ils aient été libérés de leur détention en tant que suspects. L’arrivée des nobles permet d’organiser un semblant d’armée, si bien que les victoires succèdent bientôt aux victoires et encouragent les insurgés qui se regroupent sous le nom d’armée catholique et royale. Devant un tel soulèvement, les républicains commencent à s’inquiéter. Une proclamation est placardée sur les murs : « Nous vous apprenons aujourd’hui que le complot des infâmes prêtres et émigrés est de se servir des malheureux rebelles pour livrer nos côtes aux brigands de l’Angleterre, de l’Allemagne et de la Russie et établir sur ces rebelles eux-mêmes le régime des coups de bâton et l’esclavage le plus odieux. Ce n’est pas une chimère que ce projet enfanté par des traites ; l’auguste convention nationale en a toutes les preuves et la nation tous les moyens de le faire échouer. »
Le mois d’avril nourrit l’espoir des insurgés : victoire de Chemillé, des Aubiers et de Beaupréau. Ces événements exaltent les cœurs. A Fontenay, les Vendéens font trois mille prisonniers, prennent quatre mille fusils et trente canons et s’adressent au peuple français au nom de Louis XVII, le petit roi enfermé dans la prison du temple, afin que le ciel se déclare pour la plus juste et la plus sainte des causes. C’est alors que la convention expédie sur la Vendée la légion du Nord, commandée par le général Westermann et la légion germanique composée de déserteurs allemands passés au service de la République. Bien que peu disciplinées, les armées républicaines bénéficient de sérieux atouts : les ressources nationales, l’appui des autorités et, dans les grandes villes, l’adhésion d’une fraction des habitants. Les représentants de la République, réunis à Saumur, prennent le 27 mai la décision d’écraser envers et contre tout cette insurrection. Il n’y a plus d’autre solution, pour les insurgés, que d’attaquer la ville, ce qu’ils font. Saumur tombe et offre, par la même occasion, un butin énorme : quinze mille fusils, une cinquantaine de canons. Par ailleurs, tenir Saumur, c’est surveiller le passage de la Loire et intercepter la navigation ; en quelque sorte paralyser les communications entre Nantes et Paris. Cela permet également d’entrer en rapport avec les éléments antirévolutionnaires de la Sarthe et de la Mayenne. Les députés nantais, abasourdis par ce fait d’arme, s’écrient : « Nous sommes à la merci d’une ruée paysanne. »
Malheureusement les paysans aiment à retourner dans leurs foyers. Ils disent que le pavé des villes leur brûle les pieds. Ils entendent pouvoir échanger le fusil pour la charrue, selon les impératifs du moment. Soldat un jour, cultivateur le lendemain. La Rochejaquelin le confirme : « L’armée n’était jamais assemblée plus de trois ou quatre jours. L’expédition, réussie ou manquée, rien ne pouvait retenir les paysans, ils retournaient dans leur foyer. » Il est vrai aussi que cette armée mène une guerre d’embuscade et de résistance, faite de coups de mains et de coups de force et qu’elle est plus à l’aise dans son décor naturel, le bocage ou les marais, que dans les plaines monotones, sans arbres, ni repères où leurs combats prennent une tournure plus malhabile.
Après l’échec de la prise de Nantes où Cathelineau est mortellement blessé, ce qui provoque le désarroi dans les rangs royalistes qui refluent en emportant leurs blessés, les insurgés subissent un nouveau choc terrible : leur défaite devant Luçon. « Si les Vendéens eussent pris Nantes – affirme Michelet – ils devenaient en réalité les maîtres de la situation. Un si grand événement leur eût donné à la fois la mer, la Loire, plusieurs départements, un vrai royaume de l’Ouest. » Napoléon ira plus loin : « Nantes a sauvé la République. » C’est dire à quel point Nantes et les pays de Loire ne regardaient pas dans la même direction. Aujourd’hui encore, nous subissons les affres de cette rupture qui n’eût pas à connaître l’Angleterre qui a conservé une royauté constitutionnelle. A ce sujet, Jean Dutourd écrit : « Avec la révolution, le peuple français a perdu une virginité qu’il avait conservée jusque-là, quels qu’eussent été ses désordres. Il n’est pas devenu adulte, ainsi qu’on dirait aujourd’hui, il a changé de nature, il a été dépouillée d’une espèce d’innocence historique. »
A la suite des défaites de Saumur et de Luçon, les insurgés vont subir une succession d’échecs et de réussites mais, soudain, le vent tourne et l’horizon se charge de lourdes menaces. Charette de la Contrie, en désaccord avec les autres chefs, regagne son marais. Début octobre, les Républicains prennent Châtillon-sur-Sèvre, siège du conseil vendéen et Westermann y massacre des centaines de paysans, ivres de fatigue. Les Vendéens se replient alors sur Cholet et y livrent un combat désespéré. D’Elbée et Bonchamp sont blessés, Charette, retenu à Noirmoutier n’est pas là, les Vendéens ont perdu la partie et le cœur meurtri refluent vers la Loire dans le but de la traverser au plus vite. Entre Saint Florent-le-Viel et Varades, la Loire est séparée en deux bras par une petite île, ce qui facilite le passage, d’autant qu’en ce mois d’octobre 1793 les eaux basses sont plus aisées à franchir.
La Vendée militaire s’installe donc sur la rive droite, hors de la Vendée. Que reste-t-il à faire ? Où aller ? La Rochejaquelein propose de marcher sur Angers ou Nantes. Le 19 octobre, l’armée catholique et royale entre dans Château-Gontier où quelques milliers d’hommes la rejoignent, « ruisseau attiré par la coulée énorme du fleuve vendéen » - écrit Gabory. Peu après, elle occupe Laval. Westermann, qui a franchi la Loire à son tour, essuie un échec à la Croix-Bataille et Kléber en subit un à la hauteur d’Entrammes. A la suite de ce revers, ce dernier juge ainsi les insurgés dans un courrier qu’il adresse au Comité de Salut Public : « Nous avions contre no leur impétuosité vraiment admirable et l’élan qu’un jeune homme (La Rochejaquelein) leur communiquait. Ne vous laissez donc pas endoctriner par tous ces hommes qui vous disent que la Vendée est morte. »
Après l’échec de Granville où la flotte anglaise espérée n’est pas au rendez-vous, la question se pose à nouveau : où aller ? A Villedieu, l’armée des paysans vendéens est canardée par les paysans normands qui ne partagent pas leurs convictions et que ces hordes en sabots dérangent dans leur quotidien. La débâcle s’amorce et les vivres manquent. La faim creuse les visages, le froid s’ajoute aux souffrances et la dysenterie commence ses ravages. En sens inverse, l’armée catholique et royale reprend la route de Fougères et de Laval. Le baron de la Touche décrit la retraite en ces termes : « Cohue famélique avec son pitoyable cortège de malades, de blessés noirâtres couverts de pus, entassés sur la paille des charrettes, des traînards de plus en plus nombreux ; parcours inverse des étapes de l’aller, sinistrement jalonné de charrettes abandonnées. » Les insurgés atteignent Angers le 3 décembre. Leurs rangs se sont éclaircis, ils ont été abandonnés par les Chouans, la fatigue et les épidémies ont fait le reste. Ils laissent sur le terrain pas moins de deux mille morts. Puis ils avancent vers Le Mans par Baugé et La Flèche. L’armée compte encore vingt-cinq mille hommes.
Le Mans est une cité peu défendue qu’ils occupent rapidement et qui leur permet au moins de faire main-basse sur les provisions, tandis que La Rochejaquelein et Stofflet tentent de réorganiser un semblant d’armée. Mais les Républicains veillent. Les fuyards sont poursuivis par les hommes de Westermann, ivres de sang. On fusille, on se livre aux pires atrocités. Non loin de Savenay, les Républicains rattrapent le gros de l’armée catholique. Marceau écrit : « On peut considérer cette bataille comme la plus mémorable et la plus sanglante qui ait eu lieu depuis le commencement de la guerre de Vendée. » Sept ou huit mille Vendéens y trouveront la mort. Hébétés, les rescapés franchissent la Loire à Ancenis. Des dizaines d’hommes vont se noyer, des centaines d’autres se feront tuer sur l’autre rive, peu en réchapperont. Le passage de la Loire fut son erreur, l’aide anglaise son mirage. En moins de soixante jours, cette armée de culs terreux héroïques aura parcouru, en un tragique aller-retour, cent-quatre- vingt lieues. Westermann peut proclamer fièrement : « Il n’y a plus de Vendée, elle est morte sous notre sabre libre avec ses femmes et ses enfants. Je viens de l’enterrer dans les marais et les bois de Savenay. J’ai écrasé les enfants sous les pieds des chevaux et massacré les femmes. Je n’ai pas un prisonnier à me reprocher. »
Malgré cela, les têtes pensantes de la République redoutent encore les menaces que l’insurrection vendéenne fait toujours peser sur elles. A Paris, Bertrand Barrère de Vieuzac prononce un discours où s’affirme l’implacable volonté de destruction des conventionnels : « Le Comité de Salut Public a préparé des mesures qui tendent à exterminer cette race rebelle des Vendéens, à faire disparaître leur repaire, à incendier leurs forêts, à couper leurs récoltes. C’est dans les plaies gangréneuses que le médecin porte le fer. C’est à Mortagne, à Cholet, à Chemillé que la médecine politique doit employer les mêmes moyens et les mêmes remèdes. Détruisez la Vendée et vous sauverez la patrie. »
Le jour même de ce discours le 1er août 1793, la Convention publie le décret suivant : « Il sera envoyé en la Vendée par le ministre de la guerre des matières combustibles de toutes espèces pour incendier les bois, les taillis, les genêts. Les forêts seront abattues, les repaires des rebelles seront détruits, les récoltes seront coupées et les bestiaux seront saisis. Les biens des rebelles seront déclarés appartenir à la République. » L’article 8 de ce même décret prévoyait la déportation des femmes, des enfants et des vieillards qui devront « être soignés avec tous les égards dus à l’humanité » mais qui – foin de ces engagements – seront, en définitive, emprisonnés. Déjà à cette époque de monstrueux desseins s’élaborent. On pense à des moyens chimiques et Carrier, le bourreau de Nantes, intervient en ces termes : « Faites empoisonner les sources d’eau. Empoisonnez le pain, que vous abandonnerez à la voracité de cette misérable armée de brigands, et laissez faire l’effet. Vous tuez les soldats de La Rochejaquelein à coups de baïonnettes, tuez-les à coups d’arsenic ; cela est moins dispendieux et plus commode. »
En effet, durant l’été 1793, une grande quantité d’arsenic sera saisi à Palluau par Savin, l’un des lieutenants de Charette. Les douze colonnes, qui seront appelées « les colonnes infernales », se mettent alors en marche avec le projet de tuer, violer, brûler et piller au cours de ce qu’elles qualifient elles-mêmes de « promenades patriotiques », si bien, qu’en avril 1794, deux représentants en mission peuvent écrire dans leur rapport : »Soyez assurés que la Vendée est un désert et qu’elle ne contient pas douze mille personnes vivantes. » L’holocauste est achevé : 44 000 morts pour la seule Vendée et 200 000 si on ajoute les départements des Deux-Sèvres, du Maine et Loire et de la Loire-Atlantique.
Il y a une quinzaine d’années, Philippe de Villiers, dont l’ancêtre Marie-Adélaïde de la Rochefoucauld avait été fusillée sur la plage des Sables-d’Olonne, enlacée à l’homme qu’elle aimait, eut l’idée de redonner souffle à la légende et à la vie de ses ancêtres et d’incanter en un spectacle original la saga des anciens temps. Au Puy du Fou, les femmes se remirent à broder des coiffes, les hommes enfourchèrent les montures des chevaux du bocage et les mots et les expressions revinrent aux lèvres et aux visages de ceux qui avaient la charge de narrer la tragédie éternelle de la fidélité, de l’exigence, de la foi et du dévouement. Ce spectacle, unique en Europe, vit accourir des quatre coins de l’Occident des millions de spectateurs. L’un d’eux avait pour nom Alexandre Soljenitsyne. Il n’était pas là par hasard, sa visite avait un sens. En effet, le martyre des paysans vendéens rappelait d’étrange façon au dissident russe celui des paysans de son pays. Dans « Le livre noir du communisme » Nicolas Werthe note à ce propos : « Parmi les divers épisodes de la lutte menée par le pouvoir bolchevique contre la paysannerie, la décosaquisation, c’est-à-dire l’élimination des Cosaques du Don et du Kouban en tant que groupe social occupe une place particulière. Pour la première fois, en effet, le nouveau régime prit un certain nombre de mesures répressives pour éliminer, exterminer, déporter, suivant le principe de la responsabilité collective, l’ensemble de la population d’un territoire que les dirigeants bolcheviques avaient pris l’habitude de qualifier de « Vendée soviétique ». Ainsi, les mêmes régimes produisent-ils les mêmes effets !
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